Intervention de Jean Terlier

Réunion du mercredi 10 avril 2024 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean Terlier, rapporteur :

Le dispositif sur la confidentialité des consultations rédigées par les juristes d'entreprise a été adopté par le Parlement lors de l'examen du projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027. Considéré comme un cavalier législatif par le Conseil constitutionnel, il a malheureusement été censuré. Le dispositif que nous examinons aujourd'hui est celui qui avait été adopté par l'Assemblée nationale à la suite du dépôt de quatre amendements – trois par le groupe majoritaire et un par le groupe Les Républicains. Il était très différent de celui adopté par le Sénat, mais, dans le cadre de la commission mixte paritaire, nous avions réussi à convaincre nos collègues sénateurs d'adopter les mesures retenues à l'Assemblée.

Le Sénat a repris ce dispositif en y apportant quelques modifications. J'ai souhaité cependant, par respect pour le travail accompli à l'Assemblée nationale en première lecture de l'examen du projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice, déposer une proposition de loi reprenant ces mesures pour que nous ayons l'opportunité de nous prononcer comme première assemblée saisie.

J'ai entendu, au cours des auditions, les inquiétudes exprimées par diverses parties, notamment les avocats et les autorités administratives indépendantes. Je constate, au vu des six amendements de suppression déposés par différents groupes, que ces inquiétudes ont trouvé des relais auprès de certains d'entre vous. J'aimerais donc en préambule vous indiquer tout ce que cette proposition de loi n'est pas afin d'essayer de lever vos inquiétudes.

Elle n'est pas une première étape vers la création d'une nouvelle profession réglementée de juriste d'entreprise. Lors des auditions des représentants des avocats, nous avons été très clairs : toutes les mesures posant difficulté, notamment sur la déontologie et sur la formation, n'ont pas été retenues dans cette proposition de loi.

Elle n'étend pas aux juristes d'entreprise le secret professionnel qui protège l'ensemble des échanges entre un avocat et son client, puisque la confidentialité n'est pas attachée à la personne mais aux consultations que le professionnel rédige à destination de son entreprise. Autrement dit, il s'agit d'une confidentialité in rem et non in personam. Par ailleurs, à la différence du secret professionnel des avocats, cette confidentialité n'est pas absolue. L'avocat ne peut, de son propre chef, lever le secret professionnel, alors que la proposition de loi prévoit une procédure de levée de la confidentialité, en cas de contrôle, par exemple, d'une autorité administrative indépendante. En outre, le périmètre de la confidentialité est limité aux procédures civiles, commerciales et administratives, et exclut les procédures pénales et fiscales. Enfin, cette confidentialité est restreinte à la relation du juriste salarié avec les dirigeants de son entreprise.

Cette proposition de loi n'est pas contraire au droit européen. L'arrêt Akzo Nobel Chemicals Ltd et Akcros Chemicals Ltd contre Commission européenne, rendu en 2010 par la Cour de justice de l'Union européenne, n'interdit pas aux États membres de prévoir dans leur droit interne la confidentialité des consultations rédigées par les avocats internes et les juristes d'entreprise. Cet arrêt écarte simplement cette confidentialité lorsque les autorités de contrôle de l'Union européenne font usage de leurs pouvoirs de contrôle. La Cour elle-même constate, dans cet arrêt, que plusieurs États membres ont fait le choix de cette confidentialité, sans s'en émouvoir particulièrement. Nous préciserons par ailleurs que la confidentialité est inopposable dans le cadre d'une procédure engagée par une autorité européenne.

Enfin, cette proposition de loi ne conduit pas à la création d'une boîte noire au sein des entreprises, au contraire : elle encadre cette confidentialité de plusieurs garanties. Pour en bénéficier, les juristes d'entreprise devront en effet avoir suivi une formation spécifique. Surtout, cette confidentialité n'est pas absolue. Elle n'est pas opposable dans le cadre d'une procédure pénale ou fiscale : l'entreprise aura l'obligation de produire l'intégralité des consultations demandées par l'administration ou la justice. Par ailleurs, la levée de confidentialité peut être demandée au juge, que ce soit dans le cadre d'un litige civil ou commercial ou dans celui d'une procédure menée par une autorité administrative indépendante. Selon la procédure en cours, le président de la juridiction ou le juge des libertés et de la détention (JLD) se prononcera après avoir examiné les consultations visées. L'article prévoit également la possibilité pour l'entreprise elle-même de renoncer à la confidentialité.

Je présenterai plusieurs amendements, qui s'inspirent des travaux conduits par le Sénat. Ils visent à rassurer les avocats sur le fait que cette proposition de loi ne porte pas atteinte au secret professionnel et ne crée pas une nouvelle profession réglementée. Ils visent également à conforter le pouvoir de contrôle des autorités administratives lorsqu'elles demandent la levée de la confidentialité.

L'un de ces amendements propose une nouvelle procédure de levée de la confidentialité, qui permet de placer sous la garde d'un commissaire de justice les consultations dont la confidentialité est contestée, ce qui garantit qu'elles ne seront pas altérées ou détruites dans l'attente de la décision du juge sur la levée de la confidentialité. Je donnerai également un avis favorable à l'amendement de Mme Yadan qui prévoit une disposition transitoire pour les juristes d'entreprise ne satisfaisant pas aux conditions de diplôme exigées car ils sont entrés en poste avec une maîtrise en droit ou un master 1 et non avec un master 2. À l'inverse, ayant entendu les inquiétudes exprimées par les avocats à la suite de l'adoption de la proposition de loi du sénateur Louis Vogel, je serai défavorable à ce que la formation des juristes d'entreprise soit assurée par les centres régionaux de formation professionnelle d'avocats. Un autre amendement permettra enfin de supprimer la référence à la déontologie.

Le dispositif proposé est l'aboutissement de nombreux rapports et initiatives législatives, mais je n'en mentionnerai que deux.

Raphaël Gauvain, dans son rapport remis au Premier ministre en 2019 alors qu'il était député, considère que l'absence de confidentialité des avis rendus par les juristes d'entreprise est une vulnérabilité pour les entreprises françaises, qui sont à la merci de leurs concurrents et des investigations de portée extraterritoriale conduites par les autorités étrangères, notamment américaines. C'est aussi un enjeu d'attractivité pour la France, car la plupart de nos partenaires économiques ont intégré dans leur droit un dispositif de confidentialité. Le risque que les entreprises délocalisent leur direction des affaires juridiques est réel.

À ce rapport très éclairant s'ajoute celui rendu par le groupe de travail « justice économique et sociale » des états généraux de la justice qui, outre les enjeux d'attractivité, souligne le risque que les juristes d'entreprise ne jouent pas leur rôle d'alerte au sein de leurs entreprises par peur de l'auto-incrimination lorsqu'ils doivent analyser les faiblesses et les risques auxquels leur entreprise fait face.

Alors que nous faisons peser de plus en plus d'obligations sur les entreprises, il serait paradoxal de ne pas leur donner les moyens de remédier à leurs faiblesses internes. Nous devons donner aux entreprises un espace de respiration. J'espère vous avoir convaincus du bien-fondé de cette proposition de loi.

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