Intervention de Sabrina Sebaihi

Réunion du mercredi 26 octobre 2022 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSabrina Sebaihi, rapporteure pour avis :

Les crédits de la mission Écologie, développement et mobilité durables ne sont pas à la hauteur des enjeux écologiques et environnementaux actuels. Contrairement aux effets d'annonce du Gouvernement, le budget consacré à cette mission est en stagnation. En effet, la revalorisation affichée de ces crédits est en grande partie imputable à la mise en place de mesures exceptionnelles de soutien au pouvoir d'achat et de compensation des hausses des prix de l'énergie, dans le cadre du programme 345, et non à un investissement réel dans une véritable politique environnementale et de transition écologique. Amputé des crédits de ce programme, le budget de la mission Écologie, développement et mobilité durables ne fait que compenser la baisse significative des crédits par ailleurs dédiés au programme Écologie du plan de relance.

À l'heure où la crise énergétique mondiale et la multiplication des aléas climatiques rappellent, jour après jour, l'urgence d'agir en faveur de la transition écologique et de la protection de l'environnement, il est dommageable que la France ne prenne pas ses responsabilités en la matière. Quelle crédibilité notre pays aura-t-il sur la scène mondiale, alors que de grands évènements internationaux, tels que la COP27, se préparent, s'il est incapable de mener, sur son propre territoire, une politique environnementale exemplaire ? C'est oublier que les écosystèmes ne connaissent pas de frontières et que leur préservation, comme la lutte contre le changement climatique, passe nécessairement par un effort collectif, c'est-à-dire de chacun. Malheureusement, le projet de loi de finances pour 2023 ne prend pas la mesure de cette exigence et constitue, en ce sens, un rendez-vous manqué. Pour cette raison, mes chers collègues, j'invite la commission des affaires étrangères à émettre un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission Écologie, développement et mobilité durables pour 2023.

L'examen du budget offre également à la commission des affaires étrangères la possibilité d'analyser les instruments, les objectifs et les modalités de l'action internationale de la France en matière environnementale. Cette année, j'ai choisi de consacrer la partie thématique de mon rapport aux grands fonds marins et aux enjeux qu'ils soulèvent à l'échelle mondiale.

Les grands fonds océaniques désignent une zone de l'océan débutant à 1 000 mètres de profondeur. Ils se caractérisent par leur étendue, puisqu'ils représentent 88 % du plancher océanique, soit l'équivalent d'une immense surface de 320 millions de kilomètres carrés. La France est particulièrement concernée par la question de l'océan profond : elle dispose de la plus vaste surface au monde de grands fonds, grâce à l'importance de sa zone économique exclusive (ZEE). Ceux-ci se situent principalement en outre-mer, notamment autour de la Polynésie et de ses terres australes et antarctiques.

Les grands fonds constituent un environnement fascinant qui a nourri, depuis l'Antiquité, l'imagination et la curiosité humaines. Et pourtant, ces espaces captivants nous sont encore largement méconnus : la surface de la Lune présente désormais moins de secrets pour l'homme que les grands fonds. Seuls 5 à 10 % au plus de ces territoires ont pu être cartographiés et moins de 3 % ont été explorés à des résolutions fines ou avec des prises d'échantillon. Tout reste donc à découvrir, ou presque. Or les résultats des premières campagnes d'exploration sont extrêmement prometteurs. Ils ont révélé que, contrairement à l'idée répandue selon laquelle les grands fonds marins seraient des espaces vides, dénués de vie, ils abritent, au contraire, des écosystèmes riches et uniques, qui ont su s'adapter à des conditions de vie extrêmes. Les scientifiques y ont déjà recensé 250 000 espèces, mais il resterait encore un à dix millions de nouvelles espèces à découvrir.

Ces espaces intéressent la science, du fait des stratégies d'adaptation qu'ont dû développer leurs écosystèmes pour survivre dans un environnement hostile. Les chercheurs sont persuadés que de telles stratégies pourraient trouver des applications très concrètes dans les domaines médical, industriel et cosmétique à court terme. Aujourd'hui, 10 % des tests PCR utilisés contre la Covid-19 sont constitués de molécules marines provenant des grands fonds. Demain, ce seront peut-être des anticancéreux, des antidouleurs et des antibiotiques qui seront fabriqués grâce aux molécules et aux organismes des fonds marins.

Au-delà de leur intérêt environnemental et scientifique, les grands fonds suscitent une attention croissante en raison de leur fort potentiel économique et géostratégique. En effet, ils ne manquent pas d'atouts, à commencer par des ressources minérales. Ils sont riches en nodules polymétalliques, en encroûtements cobaltifères et en sulfures hydrothermaux. Ils disposent aussi de nombreuses terres rares et de gisements en hydrocarbures. S'il est encore trop tôt pour évaluer le potentiel économique précis de ces ressources, ces dernières attisent déjà l'intérêt des États et des compagnies privées, dans un contexte de raréfaction des gisements terrestres et d'apparition de nouveaux besoins liés à la transition écologique et numérique. La recherche de sources d'approvisionnement alternatives fait ainsi des fonds marins un enjeu stratégique et de souveraineté économique majeur.

Mais les enjeux de souveraineté ne se limitent pas à l'appropriation de ces ressources. À une époque où 90 % du commerce mondial s'effectue par voie maritime – et 75 % du commerce de l'Union européenne –, la maîtrise des grands fonds pourrait menacer, à l'avenir, le respect de la liberté en haute mer, y compris la liberté de circulation des forces navales de chaque État.

Rappelons enfin que les grands fonds abritent d'importants réseaux d'infrastructures, tels que les câbles sous-marins de transport d'énergie et de communication, qui assurent à eux seuls 97 % du trafic mondial des communications électroniques. Le Gouvernement français ne s'y est d'ailleurs pas trompé : le ministère des armées s'est doté, en février 2022, d'une stratégie visant à élargir les capacités d'anticipation et d'action de la marine nationale jusqu'à 6 000 mètres de profondeur. Les fonds marins sont désormais considérés par la doctrine militaire comme un « nouveau champ de conflictualité ».

Vous le voyez, mes chers collègues, les grands fonds sont traversés par de multiples enjeux, qui méritent toute notre attention, et ils s'imposeront sans doute comme des espaces stratégiques de premier plan dans un avenir proche. Et pourtant, leur futur est incertain, menacé par les risques inhérents à la possible exploitation de leurs ressources. Si la communauté scientifique n'est pas encore capable d'évaluer avec précision quelle sera l'ampleur des destructions de leurs écosystèmes en cas d'exploitation, elle est en revanche unanime pour affirmer qu'elle troublera durablement ces espaces. Comment imaginer que la formation de panaches liés au ramassage et au concassage des minerais, que la diffusion de nutriments et de métaux lourds ou que les émissions acoustiques produites par ces interventions ne perturberont pas ces milieux, sans même parler du risque d'accident ou d'introduction d'espèces invasives ?

L'ampleur des atteintes redoutées pourrait être d'autant plus catastrophique que ces espaces sont particulièrement fragiles et interconnectés. Plus généralement, la perturbation des grands fonds pourrait compromettre leur participation à la régulation climatique de notre planète. N'oublions pas que ce sont eux qui stockent les 30 % de CO2 émis dans l'atmosphère et absorbés par l'océan. Sans ces puits naturels de carbone, c'est toute la biodiversité mondiale qui sera menacée.

Au regard des conséquences désastreuses qu'elle pourrait susciter, il serait logique de penser que l'exploitation des grands fonds est aujourd'hui écartée, d'autant que sa rentabilité n'est pas assurée. Il n'en est pourtant rien. Les grands fonds sont menacés aussi bien dans les zones économiques exclusives et les plateaux continentaux des États, placés sous leurs juridictions, que dans les eaux de la zone internationale, qui relèvent du contrôle de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM).

Plusieurs États se sont déjà engagés sur la route de l'exploitation. C'est le cas de la Chine, de Nauru et de la Norvège, qui envisagent l'ouverture d'une partie de leurs plateaux continentaux aux activités minières, en 2023 et 2024. C'est aussi le cas de l'Allemagne, qui a expérimenté le ramassage de nodules en 2021, et de la Belgique, qui envisage leur exploitation vers 2029. Si la France ne fait pas de l'exploitation l'une de ses priorités, privilégiant la connaissance et la maîtrise des grands fonds, elle ne l'exclut toutefois pas. Sa stratégie minière, qui a connu une nouvelle impulsion en 2021, définit comme l'un de ses objectifs la poursuite de l'exploration et de l'exploitation durable des grands fonds, à court et moyen termes.

À l'échelle internationale, les perspectives ne sont guère plus rassurantes. L'AIFM s'est engagée dans la rédaction d'un règlement d'exploitation des ressources minérales dans les eaux internationales, qui devrait aboutir en 2025 au plus tard et permettre la délivrance de contrats d'exploitation. On peut certes voir dans cette initiative une tentative pragmatique d'encadrer l'exploitation des grands fonds, mais c'est aussi le signe qu'elle renonce à s'opposer à des aspirations prédatrices, qui font peu de cas de la destruction, sans doute irrémédiable, d'écosystèmes fragiles.

Il ne s'agit ni de faire le procès d'une institution, ni de sous-estimer la difficulté d'agir sur une thématique qui engage la responsabilité de tous les États, dont la sensibilité aux enjeux environnementaux et la situation économique diffèrent sensiblement. Mais je suis persuadée qu'il est possible de donner plus de visibilité à cette problématique et que la France a un rôle à jouer sur la scène internationale pour sensibiliser et mobiliser ses partenaires en faveur d'une politique assumée de protection des grands fonds marins. Une telle initiative serait en pleine adéquation avec l'agenda international de la France qui, après avoir accueilli le One Ocean Summit à Brest, en février 2022, a proposé d'organiser, avec le Costa Rica, la prochaine conférence des Nations Unies sur l'océan, en 2024.

Deux objectifs me semblent prioritaires.

Le premier, c'est de faire primer le principe de précaution environnementale sur toute considération économique. Concrètement, cela signifie l'instauration, à l'échelle internationale, d'un moratoire sur l'exploitation des ressources des grands fonds. Il ne s'agit pas de mettre ces espaces sous cloche : la recherche et les campagnes d'exploration resteraient autorisées pour faire progresser la connaissance et la compréhension de ces milieux. En revanche, toute activité minière et extractive serait suspendue et le non-respect de l'interdiction d'exploitation, sanctionné.

Je ne néglige pas la complexité d'obtenir un accord sur cette question mais je suis convaincue qu'un geste fort en faveur de la protection de l'environnement aurait un effet d'entraînement et pourrait convaincre de nombreux pays, à condition que soit engagée, en parallèle, une réflexion plus poussée sur les notions de justice environnementale et de droits des systèmes naturels. La France pourrait œuvrer activement à la promotion d'un tel moratoire et tenter de mobiliser davantage l'Union européenne, qui est encore trop timide sur cette question. Cela nécessite toutefois que notre pays clarifie sa position et confirme, dans le prolongement des propos du président de la République en juin dernier, son opposition au développement d'activités qui menaceraient les écosystèmes marins.

Le second objectif serait de réformer la gouvernance des grands fonds à toutes les échelles. Au niveau national, la France gagnerait à clarifier et à mieux articuler le rôle de chacun des acteurs impliqués dans la mise en œuvre de sa politique des grands fonds. Elle doit aussi renforcer la protection des fonds océaniques dans sa ZEE et son plateau continental en mobilisant davantage son réseau d'aires marines protégées, dont les critères, notamment celui de « protection forte », devraient être réformés pour s'aligner sur les standards internationaux. Au niveau mondial, la France doit user de son influence au sein de l'AIFM pour encourager la réforme de cette institution. Il n'est pas envisageable que ses ressources puissent dépendre d'autres recettes que de celles tirées des contributions des États membres. De même, l'AIFM doit prendre en compte les critiques formulées contre son mode de fonctionnement opaque et accepter de rendre plus transparents ses travaux et ses prises de décision.

Enfin, quelle que soit l'échelle envisagée, il est nécessaire de mieux impliquer la société civile, encore trop souvent écartée des lieux de dialogue et de décision concernant l'environnement marin.

Vous le constatez, mes chers collègues, les chantiers sont nombreux pour assurer une protection effective des grands fonds marins. La France a l'occasion, sur ce sujet, de montrer qu'elle souhaite renouer avec une politique écologique et environnementale ambitieuse. Pour assurer une protection pérenne des océans et des grands fonds marins, elle pourrait soutenir l'initiative consistant à leur accorder le statut de personnalité juridique.

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