Intervention de Philippe Aghion

Réunion du mardi 26 mars 2024 à 18h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Philippe Aghion, co-président de la Commission de l'intelligence artificielle :

. – La révolution de l'IA, et son accélération avec le développement de l'IA générative, suscitent à la fois de la crainte et de l'espoir. La crainte est que cette révolution détruise massivement des emplois, en rendant l'humain redondant dans un nombre sans cesse plus grand de tâches, et concentre le pouvoir et les richesses dans quelques mains. L'espoir est que l'IA nous permette enfin de sortir d'une croissance atone.

La crainte d'une IA génératrice de chômage et d'inégalités vient du constat d'une utilisation possible de l'IA pour automatiser, en partie ou totalement, la production d'un certain nombre de tâches, parfois de manière totalement inédite (conduite de véhicules, génération d'images, synthèse de notes et de sujets, traduction, doublage de films, etc.). Cette automatisation semble pouvoir concerner beaucoup d'emplois existants.

L'espoir est que l'IA permette non seulement d'automatiser en partie la production de biens et de services, comme l'ont fait avant elle les moteurs à combustion, l'électricité et les semi-conducteurs, mais permette aussi d'automatiser un certain nombre de tâches utilisées dans la production d'idées, pour améliorer et accélérer l'innovation et la recherche. L'IA facilite l'imitation et l'apprentissage. Elle peut s'auto-améliorer et permet de traiter des problèmes complexes. Elle représente donc un outil extraordinaire de recherche, avec des opportunités de croissance associées.

Dans notre rapport, nous avons considéré que l'IA ne devait susciter ni excès de pessimisme, ni excès d'optimisme. Nous n'avons ainsi anticipé ni chômage de masse, ni accélération automatique de la croissance.

Pour mesurer l'impact de l'IA sur l'emploi, nous avons réalisé une étude inédite, sur un large échantillon d'entreprises françaises fourni par l'Insee. Avec un recul de 3 ou 4 ans, cette étude a mis en évidence que, globalement, les entreprises ayant adopté l'IA étaient créatrices nettes d'emplois. L'effet de productivité généré par l'IA, améliorant la compétitivité et accélérant le développement des entreprises, est ainsi apparu l'emporter sur l'effet de substitution à la force de travail.

Cet effet globalement positif est apparu masquer des disparités en fonction des métiers. Les entreprises ayant adopté l'IA pour la gestion administrative ou le marketing ont notamment semblé voir leurs emplois dans ces domaines diminuer. Dans les professions intermédiaires, administratives ou commerciales, des emplois seront menacés par l'automatisation permise par l'IA. Une politique d'adaptation du marché du travail et de formation sera donc nécessaire.

Vis-à-vis de la croissance, en se référant à l'élan donné par les révolutions technologiques précédentes, liées à l'électricité ou aux technologies de l'information et de la communication (TIC), on pourrait anticiper une hausse du taux de croissance de l'ordre de 1 % par an sur 10 ans. Certains diront qu'en prenant aussi en compte l'automatisation de la production des idées, un potentiel plus élevé de croissance pourrait être envisagé. D'autres diront au contraire qu'il conviendrait également de prendre en compte un certain nombre de freins et d'obstacles à la croissance, liés notamment à l'absence de concurrence dans les segments en amont de la chaîne de production de l'IA que sont l'accès aux données et l'accès à la puissance de calcul. La révolution des TIC, par exemple, a dopé la croissance aux États-Unis à la fin des années 1990. Cependant, une période de stagnation a ensuite été observée, résultant de l'essor de grands groupes, les GAFAM, ayant fini par inhiber l'entrée sur le marché d'entreprises innovantes. Dans le domaine de l'IA, de grands acteurs, dont les GAFAM, sont déjà présents. Si nous n'adaptons pas notre politique de concurrence, nous risquons d'être confrontés à des obstacles à la croissance.

L'IA représente ainsi un grand potentiel de croissance et de création d'emplois. Pour exploiter ce potentiel et faire pleinement de l'IA un facteur de progrès, il nous faudra toutefois réformer nos institutions et nos politiques publiques, en matière d'éducation, de concurrence, d'adaptation du marché du travail, etc.

L'Europe et la France ont des atouts pour être des acteurs de cette révolution. En France, nous disposons notamment d'excellents mathématiciens et ingénieurs. Un certain nombre de grands acteurs de l'IA, tel Yann Le Cun, sont français. Cependant, pour le moment, ces Français vont souvent travailler ailleurs.

De manière générale, nous n'investissons aujourd'hui pas suffisamment dans l'IA. En proportion du PIB, la France investit actuellement trois fois moins que les États-Unis dans le domaine. Or, sans investissements majeurs dans l'IA, nous courrons le risque de nous trouver dépourvus d'entreprises spécialisées dans l'IA et de voir nos entreprises des autres secteurs perdre en compétitivité.

Jusqu'à présent, nous avons engagé dans l'IA environ 3 milliards d'euros d'investissements publics sur 8 ans. Notre rapport recommande un investissement de 5 milliards d'euros par an pendant 5 ans. Cet effort ne représenterait que 0,3 % des dépenses publiques totales. Dès lors que celles-ci sont appelées à augmenter de plus de 200 milliards d'euros en 5 ans, nous considérons cet effort réaliste. Pour financer l'investissement dans l'IA, l'enjeu ne serait pas tant de supprimer des dépenses publiques, mais de choisir les dépenses publiques à faire croître plus rapidement.

Je rejoindrai en ce sens la doctrine développée par Mario Draghi, consistant à ne pas mettre sur le même plan toutes les dépenses publiques. Il y a des dépenses publiques de fonctionnement, récurrentes. À cet égard, il fallait faire la réforme des retraites. D'autres réformes de l'État apparaissent également nécessaires. En parallèle, il y a aussi des dépenses publiques d'investissement dans la croissance et l'environnement. Investir dans l'IA, c'est investir dans la croissance qui nous permettra, plus tard, de rembourser la dette publique.

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