Intervention de Arnaud Gossement

Réunion du jeudi 11 avril 2024 à 10h00
Commission d'enquête sur le montage juridique et financier du projet d'autoroute a

Arnaud Gossement, avocat :

Je remercie ma consœur pour son excellent exposé. J'ai essayé de répondre au plus grand nombre possible de questions, madame la rapporteure, et je vous adresserai un complément écrit à l'issue de l'audition.

En tant que juriste, j'ai participé à plusieurs commissions, au cours desquelles certaines des questions que vous soulevez avaient été évoquées. Je souhaite donc faire état des débats qui ont déjà eu lieu - c'est le privilège de l'âge – et qui intéressent le projet de l'A69, mais également l'ensemble des projets d'infrastructures linéaires. Nous les avons abordés lors du Grenelle de l'environnement et lors de la commission spécialisée du Conseil national de la transition écologique sur la démocratisation du dialogue environnemental, présidée par Alain Richard en 2015, où il était notamment question du projet EuropaCity, lequel présente certaines similitudes avec celui de l'A69.

Ces questions ont également été soulevées lors des états généraux de la modernisation du droit de l'environnement qui, convoqués par Delphine Batho et pilotés par la conseillère d'État Delphine Hédary et moi-même, ont accouché de l'autorisation environnementale unique. Je vous expliquerai pourquoi nous avions fait le choix de ne pas y inclure la DUP, autrement dit d'en faire une étape distincte de l'autorisation environnementale.

Mon exposé s'articulera en deux parties : la première portera sur les projets en général et la seconde sur le projet de l'A69 en particulier. Comme ma consœur, je ne m'exprimerai ni sur la légalité, ni sur la légitimité de l'A69, qui fait l'objet de recours encore pendants.

S'agissant des projets en général, il y a deux temps : la procédure et le contentieux. Concernant la procédure, vos questions, quoique très pertinentes, portent toutes sur la phase projet. Il y a cependant une phase préalable, celle de la planification ou de la programmation – c'est très net lorsqu'on lit les comptes rendus que vous m'avez fait parvenir. Les difficultés que vous rencontrez, qu'il s'agisse de l'A69, du barrage de Sivens, du Center Parcs de Roybon ou de Notre-Dame-des-Landes, sont nées au moment de la programmation.

En matière routière, j'ai écouté avec fascination les experts qui se sont présentés devant vous. M. Martin Malvy a notamment expliqué que la programmation de cette infrastructure datait de 1971. Cela ne révèle pas seulement l'ancienneté du projet, laquelle pourrait aussi bien être une source de légitimité, mais aussi et surtout la multitude d'instruments unilatéraux et contractuels permettant de le programmer ou non : les contrats de plan État-région (CPER), les programmes de développement et de modernisation des itinéraires (PDMI), les lois d'orientation qui se succèdent – ça fuse. Nous ne savons pas très bien ce que veut l'État, ni comment il travaille avec les territoires : les lois d'orientation ne l'évoquent pas, certains CPER en mentionnent un ou plusieurs tronçons, et l'infrastructure a, pour finir, fait l'objet de deux DUP.

Il faudrait mener une réflexion sur la phase de programmation. Le rapport de 2014 du Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) proposait de créer un schéma régional intégrateur. La réforme n'a cependant pas été conduite à son terme. Elle a abouti au schéma régional d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (Sraddet), qui demeure un document éclaté, avec différentes autorités et un raisonnement en silo : la programmation des routes n'intègre pas les réflexions sur le carbone, et la programmation sur le carbone n'inclut pas les questions de biodiversité. Bref, les sujets sont abordés différemment, par des administrations et des experts différents. L'intérêt de votre commission d'enquête est d'envisager l'ensemble des aspects pour offrir une vision panoramique.

De grâce, réformons la programmation en France ! Nous n'arrêtons pas de planifier et de programmer, mais tellement mal ! Les mêmes difficultés se retrouvent ensuite au cours de la phase projet. Ce constat, d'une banalité affligeante, a été fait mille fois, notamment par le rapport précité.

On oublie qu'une évaluation doit être réalisée au moment du plan et du programme ; en raison de leur éclatement, nous n'avons que des morceaux d'évaluation sans cohérence. On ne sait trop ce qui en est attendu : faut-il détailler des projets qui sont en cours de planification et pas encore entrés dans la procédure d'autorisation ? Il faudrait préciser ce qui doit être fait exactement. Nous nous sommes contentés de « copier-coller » le droit de l'Union européenne sur l'évaluation des plans et programmes sans aller au-delà.

S'agissant de la participation, quel dommage d'en arriver à des drames ! Il y a eu un mort dans la contestation du barrage de Sivens, et nous connaissons aujourd'hui des situations humaines délicates, tant du point de vue des forces de l'ordre que des militants, dont je ne doute pas de la sincérité – je ne prends pas parti. Pourquoi n'avons-nous pas parlé des besoins en amont, lorsqu'on élaborait le schéma directeur d'aménagement de gestion des eaux (Sdage) et tous les autres plans ? Le public n'est consulté qu'au moment où la décision est déjà prise – le contrat de concession est dans les tuyaux, le cahier des charges est déjà rédigé – ; il se dit alors que les jeux sont faits. C'est contraire à l'article 6 de la convention d'Aarhus. S'il en est ainsi, ce n'est pas par mauvaise foi, pour agir dans le dos du public ; c'est le résultat du système juridique actuel.

Concernant la phase projet, une autre difficulté majeure ressort des auditions que vous avez menées : l'étude d'impact. En vertu de l'article 5 de la directive 2011/92/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant l'évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l'environnement, l'étude d'impact doit être fournie par le maître d'ouvrage. Cette exigence a été recopiée à l'article L. 122-1 du code de l'environnement.

Tout le monde est perdant : le maître d'ouvrage va dépenser beaucoup d'argent pour produire un document auquel on reprochera son manque de sincérité et d'objectivité ; lors des précédentes auditions, les bureaux d'études ont fait l'objet de mises en cause que je trouve injustifiées. Vous ne pouvez pas demander à un avocat d'argumenter contre les intérêts de son client. De même, le bureau d'études, quelle que soit sa qualité, répond à une commande ; c'est le maître d'ouvrage qui est responsable.

Ce dispositif me semble obsolète. Il faudrait assurer les opposants au projet de la sincérité de l'évaluation environnementale et de son suivi dans le temps. On oublie que l'étude d'impact est le carnet de santé du projet : elle n'intervient pas seulement à un instant T pour être ensuite mise dans un tiroir ; on peut opposer au pétitionnaire les engagements qu'elle contient même s'ils ne sont pas repris sous forme de prescriptions. Il faudrait également soulager les plus petits maîtres d'ouvrage : j'ai déjà rencontré dans ma carrière des collectifs découragés par le coût de l'évaluation environnementale que supposait un projet d'énergie renouvelable participatif.

Faut-il baisser le niveau d'exigence de l'étude d'impact ? Surtout pas. Faut-il déconnecter l'étude d'impact du maître d'ouvrage ? J'adorerais que votre commission d'enquête en débatte. C'est une réforme européenne, qui implique donc de convaincre le Parlement européen. S'il existait un fonds, sous la forme d'un éco-organisme, ou une autorité administrative indépendante permettant un financement mutualisé de l'étude d'impact, comme cela a été proposé lors du Grenelle de l'environnement de 2007, la sincérité de ce document d'évaluation ne pourrait être remise en cause. Les bureaux d'études travailleraient librement, sans risquer d'être accusés d'œuvrer pour leur client, et les opposants seraient rassurés par une évaluation de qualité, indépendante et suivie. C'est ma première proposition.

Si on ne peut reprocher ni au concessionnaire, ni au maître d'œuvre, d'avoir réalisé l'étude d'impact, puisque le droit le leur impose, cette dernière n'en est pas moins contestée. En outre, le juge administratif est censé se faire un avis en trois semaines sur des problèmes extrêmement complexes – c'est patent lorsqu'on lit les ordonnances de référé du tribunal administratif. Il importe donc d'avoir ce débat en amont.

Cela permettrait également d'améliorer la qualité de l'évaluation conduite par l'administration, notamment des routes, mais aussi par l'Autorité environnementale. Celle-ci, dont vous avez auditionné le président, ne remet pas en cause le sérieux de l'étude d'impact mais les données qui lui ont été fournies. Rédiger de façon différente l'évaluation environnementale permettrait de réfléchir aux données sur lesquelles elle repose. Là encore, ces propositions sont assez anciennes.

Faut-il revoir le statut de l'Autorité environnementale ? Dans le cadre de la commission sur la démocratisation du dialogue environnemental, j'avais remis un rapport qui préconisait la création d'une autorité administrative indépendante. L'Autorité environnementale a depuis prouvé son indépendance et la qualité de ses travaux, mais ses moyens demeurent insuffisants. Il arrive même qu'elle ne puisse rendre d'avis, lequel est alors réputé favorable.

Faut-il que l'avis qu'elle rende s'impose à l'État ? Non. Christophe Cassou, dont la compétence en matière de climat est incontestable, le dit lui-même : l'expertise scientifique ne doit pas faire la décision publique. À cet égard, vous avez posé une question importante sur la responsabilité : si c'était le scientifique qui décidait en rendant un avis conforme, c'est lui qui serait responsable. On mélange certes tous les rôles dans un État de droit, mais c'est à l'État de décider et d'assumer sa responsabilité. L'expertise scientifique pourrait néanmoins être repensée à travers une déconnexion entre l'évaluation environnementale et la décision.

J'en viens à la participation. Nous avons échoué, lors du Grenelle de l'environnement, à faire évoluer l'interprétation de l'article 7 de la Charte de l'environnement : actuellement, la consultation s'effectue trop souvent à un moment où la décision est déjà prise. On pourrait lire différemment cet article si on le combinait avec la Convention sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement, dite d'Aarhus, document qui constitue le mantra de tous ceux qui s'intéressent à la participation du public. Le Parlement doit favoriser le dialogue environnemental. Le droit du travail a fait advenir le dialogue social, mais le droit de l'environnement n'a pas encore consacré son équivalent : il est temps de structurer le dialogue environnemental sur le modèle du dialogue social pour lequel sont prévus des lieux et auxquels sont conviés des acteurs légitimés par des critères de représentativité. Dans les institutions existantes, les échanges se limitent hélas souvent à une succession de monologues assénés autour d'une table.

Il faut réviser la fonction du conseil départemental de l'environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst). Avant de décider, l'État consulte les corps intermédiaires – syndicats de salariés, associations de défense de l'environnement, élus – au sein du Coderst, qui se réunit, comme la commission départementale de la nature, des paysages et des sites (CDNPS), à la préfecture. Il convient de réformer ces commissions afin d'aboutir à une véritable construction commune de la décision publique : le préfet décidera toujours, mais il ne sera plus le seul à le faire ; il sera accompagné de commissions composées de personnes représentatives et dotées de moyens. Il y a quinze ans, j'étais administrateur de France nature environnement (FNE), fédération qui fait ce qu'elle peut grâce au travail de ses bénévoles répartis dans plus de 2 500 commissions administratives : l'État vit grâce à ce bénévolat, mais il y a lieu de professionnaliser le système en donnant à ces personnes les moyens de travailler et de contribuer effectivement à la décision publique de manière transparente et contrôlée, afin que les intérêts éventuels de chacun soient connus de tous et que les autres parties, notamment les maîtres d'ouvrage, soient rassurées. Il ne suffit pas de se présenter au nom d'une association pour être légitime, il faut dévoiler son parcours et l'endroit d'où l'on parle.

Grands absents du dialogue environnemental, les corps intermédiaires sont débordés par d'autres collectifs et personnalités qui savent s'adresser aux médias. Je regrette que l'on ne ménage pas, comme dans le champ du droit du travail, les conditions d'une réflexion de qualité avec les corps intermédiaires.

L'État doit décider, mais ne conviendrait-il pas d'approfondir l'obligation de motivation des actes administratifs ? Celle-ci existe depuis 1959, mais le simple alignement de visas et de justifications aux fins de dissuader le juge d'annuler une décision pour défaut de motivation me semble insuffisant. Pourquoi l'État délivre-t-il, à un moment donné, l'autorisation environnementale d'un projet ? Quelles décisions prend-il ensuite ? Vos questions font apparaître l'articulation entre la DUP et l'autorisation environnementale : l'État ne doit-il prendre qu'une seule décision ? Cette proposition avait été avancée dans la commission convoquée par Delphine Batho : j'y étais favorable, mais j'ai changé d'avis. À l'époque, l'administration des routes et les porteurs de projet avaient refusé cette évolution, au motif qu'il n'était pas possible d'arrêter un périmètre foncier en amont – la DUP ne contient pas de prescriptions environnementales, elle vise à déterminer l'utilité publique d'un projet, ce qui lui confère un objectif différent malgré la présence de l'étude d'impact. Il a été décidé de revenir sur la fusion entre le permis de construire et la DUP, appliquée entre 2014 et 2017, pour répondre à un besoin de souplesse, qui recèle, lui aussi, une dimension écologique car il faut pouvoir changer d'avis sur le périmètre du foncier ; en effet, plus les années passent, plus l'artificialisation des sols est contrainte afin de consommer moins d'espace : cette logique diffère de celle d'il y a vingt ans. Pour épouser cette nouvelle démarche dans l'état des connaissances disponibles, on peut apprécier différemment l'utilité publique du projet, d'où l'importance de ne pas la fossiliser et de la distinguer de l'autorisation environnementale, même si aucun système n'est exempt d'inconvénients.

Dans le domaine du contentieux, les associations réclament depuis longtemps la suspension de l'exécution des autorisations données par l'État, dès l'introduction d'un référé-suspension ; cela revient à demander l'introduction d'une brèche dans le privilège du préalable, qui permet à l'administration de prendre des décisions exécutoires indépendamment des recours formés devant le juge. Je ne soutiens pas leur requête car certains projets doivent être déployés immédiatement pour l'environnement. À titre personnel, l'essentiel de ma clientèle est constitué d'acteurs de l'économie circulaire et des énergies renouvelables : si le simple dépôt d'un recours suspendait l'exécution des autorisations environnementales, il n'y aurait plus d'éoliennes ; leur financement est tellement complexe que l'introduction d'un poids supplémentaire ferait disparaître de nombreux projets.

Certaines dispositions du projet de loi d'orientation agricole vont à rebours de l'orientation qu'il faudrait suivre, à savoir l'apaisement. L'objectif du contentieux est d'ailleurs d'apaiser, mais force est de constater qu'il exacerbe parfois le climat, ce que je déplore. Le temps de la justice ne sera jamais celui de la décision politique : n'espérons pas qu'un juge statue rapidement tout en respectant les principes du procès contradictoire – droits de la défense, échanges des pièces ; d'ailleurs, les avocats sont parfois les premiers à demander du temps. L'urgence est l'une des deux conditions nécessaires à la suspension d'une décision par le juge en référé ; or le juge du référé étant un juge unique doté de peu de moyens, il peut être tenté de refuser d'accéder à la demande du requérant pour renvoyer l'affaire au juge du fond qui a le temps d'analyser les dossiers complexes. Il conviendrait de modifier l'appréciation de l'urgence telle qu'elle est actuellement faite : le Conseil d'État vient d'ailleurs de rendre une décision très importante dans laquelle il a affirmé que le début des travaux ne supprimait pas automatiquement l'urgence de suspendre la décision administrative.

Il convient néanmoins de veiller à ne pas créer d'insécurité juridique : l'intérêt de tous les acteurs est de faciliter l'instruction des référés-suspension en modifiant la preuve de l'urgence et de donner la possibilité au juge des référés d'organiser une médiation – j'ai déjà formulé cette demande, jusqu'à présent sans succès. Au lieu de déposer un référé, on pourrait se parler pour apaiser les climats passionnels entourant certains projets ; on trouverait parfois des solutions entre gens de bonne volonté. Dans ce cadre, on pourrait suspendre l'exécution trois semaines au maximum : ce serait du temps gagné pour tout le monde, y compris pour le maître d'ouvrage, car on profiterait de cette période pour organiser une médiation sur certains points du projet. À l'issue de cette phase, le juge des référés prendrait sa décision.

Sur le fond du contentieux, il convient de cesser de complexifier la procédure en permanence. L'un des avantages de la procédure administrative contentieuse était sa simplicité, mais celle-ci est rongée par les multiples régimes particuliers créés par la loi.

Sur le projet de l'autoroute A69, vous avez deux solutions : soit vous respectez la parole de l'État et attendez que le juge fasse son office – option peu satisfaisante –, soit vous utilisez la consultation locale, prévue par l'article L. 123-20 du code de l'environnement. Cet instrument, auquel je n'étais pas favorable, a été créé à l'initiative de l'ancien ministre, député et sénateur Alain Richard pour répondre à des situations comme celles qu'étudie votre commission d'enquête ; le texte pointe d'ailleurs les projets venant d'être déclarés d'utilité publique. Le Parlement a élaboré cette procédure pour répondre aux situations de conflit sans remettre en cause le vote des personnes élues au suffrage universel : sa seule application n'a pas été probante puisque l'État a laissé mourir une DUP en faisant courir le délai de dix ans, la rendant ainsi caduque – dans le cas qui nous intéresse, les deux DUP sont récentes, donc cette méthode n'est probablement pas transposable. Néanmoins, cette procédure pourrait être utile pour des mesures d'aménagement, d'accompagnement, de suivi ou de compensation : le débat démocratique ne porterait pas sur le principe du projet – cette question est désormais du ressort du juge, et je me garderai bien de donner mon opinion –, mais il permettrait de montrer que la contestation a été entendue et que toutes les paroles sont intéressantes. Le respect des gens est indispensable au dialogue environnemental.

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