Intervention de Pauline Leddet-Troadec

Réunion du jeudi 11 avril 2024 à 10h00
Commission d'enquête sur le montage juridique et financier du projet d'autoroute a

Pauline Leddet-Troadec, avocate, présidente du Cercle interprofessionnel du droit de l'environnement :

Je vous remercie pour votre invitation. À titre liminaire, je précise que j'interviens seulement en ma qualité d'avocate environnementaliste et non en tant que présidente du Cercle interprofessionnel du droit de l'environnement, ce réseau n'ayant pas vocation à porter un message ou à défendre un point de vue.

Il y a une différence fondamentale entre la légitimité d'un projet et sa légalité, et ce n'est pas mon rôle de m'exprimer sur la légitimité d'un grand projet d'infrastructure tel que l'autoroute A69. Je suis en revanche ravie d'apporter mon éclairage purement juridique. À cet égard, j'ai bien pris connaissance du questionnaire, très fourni, que vous m'avez transmis. Je reviendrai sur trois points.

Le premier concerne la possibilité de retirer un projet. Plusieurs questions tendaient à savoir si l'on pouvait retirer un projet une fois que la déclaration d'utilité publique était publiée. En ce cas, il faut distinguer deux hypothèses.

Quand le projet a obtenu les autorisations – DUP, autorisation environnementale, etc. – son retrait demeure possible par la voie du contentieux. Nous nous trouvons à cette étape concernant l'A69. Il appartient alors au juge administratif de se prononcer sur la légalité du projet, et non sur sa légitimité. Sur ce point, pour répondre à l'une de vos questions, la lenteur de la justice ne me paraît pas être la cause du décalage entre la légalité d'un projet et la contestation qu'il peut susciter, dans la mesure où, par essence, la contestation naît avant que le projet fasse l'objet d'un recours. Le contentieux est l'une des conséquences de la contestation, il n'en est pas l'origine.

On peut toutefois s'interroger sur l'absence d'effet suspensif des recours. En effet, la contestation s'accentue quand les travaux démarrent avant que le jugement au fond ne soit rendu. Pour autant, l'absence d'effet suspensif reposant sur un principe fondamental du droit administratif, la présomption de légalité de l'acte administratif, il ne me semble pas pertinent de la remettre en cause. Nous pourrions cependant envisager un régime spécial de contentieux au fond pour ce type de grands projets d'infrastructure, avec un délai contentieux beaucoup plus court que ce que les juridictions administratives sont en mesure de faire actuellement – c'est déjà le cas pour certains permis de construire, sur lesquels le tribunal administratif est censé se prononcer dans un délai de neuf mois. C'est une piste de réflexion.

Si le projet est validé par le juge du fond, les voies de recours sont purgées. Le retrait du projet n'est dès lors plus possible compte tenu du principe de sécurité juridique, qui implique qu'un projet légalement autorisé et validé par les juges ne peut être remis en cause. Ce principe fondamental du droit administratif permet d'apporter une stabilité importante, voire essentielle, dans un État de droit : toute personne, vous comme moi, en a besoin dans sa vie de tous les jours ; c'est d'autant plus vrai pour un porteur de projet, qui doit disposer d'une visibilité sur le long terme pour s'engager dans un grand projet d'infrastructure.

Dans cette hypothèse, seule une décision politique peut entraîner le retrait du projet. Notre-Dame-des-Landes en est un exemple, et le tribunal administratif a rendu hier un jugement examinant l'engagement de la responsabilité de l'État pour faute à raison de ce retrait. Cette décision politique peut en effet emporter des conséquences pécuniaires importantes pour l'État.

Le deuxième point concerne l'indépendance des législations, qui relève d'une logique similaire à celle du principe de sécurité juridique. En vertu de ce principe jurisprudentiel, édicté par le Conseil d'État en 1959 dans un arrêt Sieur Piard, la légalité des autorisations délivrées au titre d'une législation ne peut pas être contestée sur le fondement d'une autre législation. Il n'est ainsi pas possible d'obtenir l'annulation d'un permis de construire en se fondant sur l'absence de dérogation espèces protégées. Il est nécessaire de demander au préfet d'imposer au porteur de projet le dépôt d'une demande de dérogation espèces protégées, et d'attaquer son refus le cas échéant.

Dans le questionnaire, vous évoquiez la pertinence d'un assouplissement. À mon sens, le principe d'indépendance des législations a déjà été beaucoup assoupli par l'instauration de l'autorisation environnementale en 2017. En réunissant plus de dix régimes d'actes administratifs, auparavant tous indépendants les uns des autres, elle facilite l'accès au prétoire à deux titres – je constate bien dans ma pratique qu'il y a un avant et un après 2017.

L'intérêt à agir d'un particulier voisin d'un projet est admis sans difficulté lorsqu'il forme un recours contre une autorisation environnementale alors que, avant 2017, il n'avait intérêt à agir que contre certains des actes délivrés pour le projet, comme l'autorisation installation classée pour la protection de l'environnement (ICPE), mais pas contre une dérogation espèces protégées.

Cet assouplissement concerne aussi les moyens soulevés dans le cadre du contentieux. Depuis 2017, tous les moyens qui pouvaient être invoqués contre les actes fusionnés au sein de l'autorisation environnementale sont opérants. Avant, en vertu du principe d'indépendance des législations, un requérant ne pouvait pas invoquer le non-respect de la réglementation des monuments historiques contre une autorisation de défrichement. Le contentieux en est donc facilité.

Pour terminer je répondrai à votre question sur les dérogations espèces protégées. Depuis que j'ai commencé à pratiquer, je suis sans cesse consultée par mes clients sur ce sujet qui, loin de faiblir, prend de l'ampleur. L'article L. 411-1 du code de l'environnement pose une interdiction stricte de détruire ou de porter atteinte à une espèce protégée ou à son habitat. Des dérogations peuvent être délivrées sous certaines conditions, prévues à l'article L. 411-2. Nous avons tous en tête les trois principales : la dérogation doit être justifiée par une raison impérative d'intérêt public majeur ; il faut démontrer qu'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante ; et la dérogation ne doit pas nuire au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.

Ces critères de dérogation, cumulatifs, font l'objet d'une application très stricte par le juge administratif. Pour répondre à votre question, madame la rapporteure, je trouve que la jurisprudence du Conseil d'État sur le sujet est certes abondante mais lisible, dans la mesure où elle est assez constante. Elle a d'ailleurs une conséquence importante : attaquer la dérogation espèces protégées est aujourd'hui le meilleur moyen d'obtenir l'annulation d'un projet – dans notre jargon, nous appelons ça l'arme de destruction massive.

Les critères sont en effet très difficiles à remplir. La raison impérative d'intérêt public majeur est une notion extrêmement forte pour un juge administratif, qui est un publiciste : elle va au-delà de l'intérêt général ou de l'utilité publique. Cette rédaction n'est pas française : elle provient de la directive n° 92/34/CEE du Conseil concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvage, dite directive habitats. Répondre ce critère, la raison impérative d'intérêt public majeur, est loin d'être évident et peu de projets y parviennent, ce qui rend cette première étape particulièrement difficile à franchir.

Le juge vérifie ensuite l'absence de solution alternative satisfaisante. Ce critère est également difficile à remplir, même quand il s'agit d'un grand projet d'infrastructure. Le tribunal administratif de Montpellier, dans le jugement n° 2303820 du 26 mars 2024, a estimé que le projet photovoltaïque attaqué bénéficiait de la présomption de raison impérative d'intérêt public majeur, en application des nouvelles dispositions de l'article R. 411-6-1 du code de l'environnement, mais qu'il existait des solutions alternatives, ce qui l'a conduit à annuler l'arrêté préfectoral concerné.

Ce régime de dérogation espèces protégées constitue une préoccupation majeure pour les porteurs de projet. Le premier conseil que je donne à mes clients est de tout faire pour s'en passer, en privilégiant l'évitement. Je ne pense pas que la démarche « éviter, réduire, compenser » (ERC) soit un faux-semblant pour justifier la compensation. L'évitement est vraiment la solution privilégiée dans la réflexion sur un projet.

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