Intervention de Elyes Jouini

Réunion du jeudi 7 mars 2024 à 8h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Elyes Jouini, professeur des universités en économie et mathématiques, titulaire de la chaire Unesco « Femmes et Science » à l'Université Paris Dauphine :

. – Bonjour à toutes et à tous. Je suis ravi d'avoir l'opportunité de m'exprimer devant vous sur un thème qui m'est particulièrement cher, celui des liens entre femmes et intelligence artificielle. Je le replace dans le cadre plus large de mon domaine, celui des femmes et des sciences.

Permettez-moi de commencer mon propos par une anecdote. Mardi, j'étais à Toulouse, à l'initiative de l'Institut des hautes études de l'éducation et de la formation, au lycée Pierre de Fermat. Devant l'établissement, un groupe d'adolescents discutait. L'un disait qu'il n'y avait pas un seul homme professeur d'espagnol, et le second, pas un seul homme professeur d'anglais. Le dernier a répondu « oui, mais ce sont des métiers de femmes ». C'est dire combien les stéréotypes et les rôles modèles sont extrêmement importants et prégnants. Très jeunes, nos adolescents, nos enfants se font des idées sur les métiers, les filières qui seraient pour les hommes, pour les femmes, pour les personnes issues de milieux défavorisés, pour ceux qui ont les codes, qu'il s'agit ici de briser.

Ce phénomène intervient tellement tôt qu'une étude publiée par notre chaire en janvier dernier, conduite par mon collègue Thomas Breda, met en exergue un décrochage entre les filles et les garçons dès le CP en mathématiques. À l'entrée en CP, ils affichent exactement les mêmes compétences. Au milieu du CE1, un écart se creuse déjà. Il n'est évidemment pas lié à un problème de compétences de la part des filles, mais elles ne se positionnent plus au top de la classe dans cette discipline. Elles se reportent immédiatement sur d'autres disciplines. Il s'agit donc de comprendre les raisons de ce décrochage, qui se poursuit tout au long de la scolarité. Les chercheurs parlent de leaky pipeline, de tuyau percé : on perd les filles au fur et à mesure, comme dans un tuyau d'arrosage qui serait percé un peu partout. Nous devons en comprendre les raisons et identifier des solutions pour agir.

Évidemment, j'ai parlé des rôles modèles. On parle de l'information, du mentorat, mais malheureusement, ils ne suffisent pas. Nous devons aller beaucoup plus loin. La recherche montre que les pays dans lesquels les filles réussissent le moins bien en sciences sont ceux dans lesquels les personnes issues de milieux défavorisés réussissent le moins bien en sciences. La corrélation est très forte. C'est donc une question d'organisation sociale, de prise en compte des inégalités et des différences, et non pas simplement une question d'information et de modèles. Dans le monde globalisé où nous vivons, nous pouvons nous saisir de modèles partout, quel que soit le pays dans lequel ils évoluent. Nous pouvons les voir sur les réseaux sociaux. Il persiste tout de même des différences extrêmement fortes entre les pays.

Par ailleurs, on peut très bien réussir en sciences, mais ne pas poursuivre d'études scientifiques. Les pays dans lesquels les filles le font le moins sont paradoxalement les plus égalitaires, les plus développés, c'est-à-dire notamment notre pays. On parle de paradoxe norvégien, parce que la Norvège s'était attaquée au premier problème, celui de la moindre réussite des filles en sciences. Des programmes ont été mis en place pour renforcer les compétences de ces dernières. Elles ont amélioré leur niveau, mais ne se sont finalement pas orientées davantage vers les études scientifiques, à tel point que l'on a remis en cause ces programmes coûteux, disant qu'il était inutile de dépenser de l'argent public si l'objectif fixé n'était pas atteint. Par ailleurs, ce constat revient à dire que si dans les pays égalitaires, respectueux des droits, les filles ne suivent pas d'études scientifiques, c'est que, probablement, elles n'aiment pas cela, et qu'il ne faut pas les y forcer.

Évidemment, la réponse est beaucoup plus compliquée. Les sociologues montrent que, dans les pays les plus égalitaires, on est un peu soumis à l'injonction de l'expression de soi. Il faut s'identifier et se chercher une identité. La plus naturelle à laquelle se raccrocher est l'identité de genre. On a démontré également que c'est dans ces pays les plus égalitaires que les stéréotypes sont les plus forts.

Nous en arrivons à cette question des stéréotypes, absolument essentielle. Nous devons parvenir à changer le regard des filles sur les différentes filières, sur les différents métiers, mais aussi le regard des garçons, de la société dans son ensemble. Trop souvent, quand on parle de stéréotypes, quand on dit que les filles ont moins confiance en elles, qu'elles sont plus réticentes à prendre des risques, on leur fait porter la responsabilité du problème. On dit qu'elles n'ont qu'à devenir un peu plus courageuses, qu'elles doivent regarder celles qui les ont précédées. Ce n'est pas vrai. C'est le regard que la société dans son ensemble porte sur les filles, sur les garçons, sur les métiers, sur les filières et sur les compétences que nous devons faire évoluer.

J'ai tendance à penser que les filles ne sont pas plus réticentes à prendre des risques ou qu'elles n'ont pas moins confiance en elles, mais qu'elles font face à un risque plus élevé. Si une fille s'oriente vers des études scientifiques et qu'elle échoue, on dira « vous voyez bien, ce n'était pas fait pour elle ». Le risque qu'elle porte est beaucoup plus important que celui que va porter un garçon. Nous devons donc changer le regard dans son ensemble.

Pour ce faire, nous avons besoin de témoignages, de mentorat, de rôles modèles, mais nous devons aussi nous fixer des objectifs, des priorités, des moyens en matière d'orientation, d'information, de structure de nos filières de formation et d'éducation. Notre enseignement supérieur est organisé en silo, pour l'essentiel, bien qu'il existe des filières mixtes. S'engager dans des études purement mathématiques ou informatiques peut peut-être plus coïncider avec le point de vue et l'imaginaire d'un garçon et moins avec celui d'une fille, dans le contexte où l'on vit. Nous pouvons probablement agir sur ce point, en fixant des objectifs chiffrés.

Nous parlions plus tôt de l'orientation, des choix des enseignements de spécialités. On peut choisir les mathématiques expertes, l'informatique, etc., au lycée. Il est extrêmement important, là aussi, que toute l'information soit disponible. Les conseillers d'orientation doivent être particulièrement sensibilisés. Les enseignants, les proviseurs et les familles sont en outre des prescripteurs. Dans ce contexte, le partage de l'information est absolument essentiel.

J'identifie tout de même quelques raisons d'espérer. La situation est très variable d'un pays à l'autre. Si en Corée du Sud, on ne compte que 25 % de femmes dans les filières scientifiques, la Tunisie, que je connais bien, compte 55 % de femmes dans ces mêmes filières. Ainsi, la parité est tout à fait accessible.

Autre élément, le Sénégal est passé en moins de dix ans de 10 % à 29 % de femmes dans les filières scientifiques. Ainsi, rien n'est gravé dans le marbre. Ces situations sont extrêmement évolutives. Certes, il est plus facile de passer de 10 à 30 % que de 30 à 50 % de femmes, mais il est possible de faire changer les choses. Malheureusement, la France n'évolue, pour l'heure, pas nécessairement dans la bonne direction.

Par exemple, on sait que le nombre de doctorantes dans la tech a baissé de 6 % entre 2013 et 2020, là où leur nombre augmentait de 19 % en Europe. Ainsi, on peut faire bouger les choses, mais encore faut-il les faire bouger dans la bonne direction.

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