Intervention de le général Benoît Durieux

Réunion du mercredi 28 février 2024 à 11h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

le général Benoît Durieux :

C'est un très grand honneur pour moi d'avoir la possibilité de m'exprimer devant vous, dans cette enceinte prestigieuse. C'est également un honneur pour l'IHEDN et pour les organismes de l'Academ que je peux, d'une certaine façon, représenter.

Pour introduire nos débats et, peut-être, apporter ma pierre à l'édifice de votre cycle sur la défense globale, je voudrais partir de mes réflexions lorsque j'ai pris la tête de l'IHEDN. Qu'est-ce que la défense nationale ? La réponse à cette question n'est pas aussi simple qu'elle pourrait l'être. Qu'est-ce que la défense nationale dans notre organisation, mais aussi dans notre édifice juridique ? Notre droit positif, qui est la combinaison de la constitution française et des lois, et notamment du code de la défense, est le fruit d'adaptations successives. À ce titre, il n'est pas aussi simple que cela de définir ce que sont la défense et la sécurité nationale aujourd'hui. Or il s'agit d'une question essentielle pour l'IHEDN : pour organiser des sessions et diffuser de l'esprit de défense, il est en effet indispensable de veiller à ce que chacun parle le même langage.

Plus largement, il est important d'essayer de clarifier les termes du débat. Vous avez pu parler avec M. Manuel Valls de nombreuses menaces d'atteinte à la défense et à la sécurité nationale. Il est vrai que l'on parle beaucoup de guerre hybride ou de menace hybride, avec des termes qui méritent parfois d'être clarifiés.

Pour introduire nos échanges, je tenais à revenir sur la manière dont l'IHEDN a choisi d'articuler ses réflexions, aux fins d'organiser ses propres activités, mais également de contribuer aux débats. L'IHEDN a choisi de se représenter l'articulation de ces différents concepts – la défense et la sécurité nationale – à travers quatre cercles concentriques, emboîtés les uns dans les autres.

Le premier, qui est le cercle central, est celui de la défense militaire. Il renvoie à notre capacité à nous protéger contre la violence physique ou la menace de la violence physique. Si je conçois qu'il puisse y avoir un débat sur ce sujet, il reste, en réalité, une différence absolument essentielle entre la guerre et la paix. Cette dernière est apparue très clairement en Ukraine le 24 février 2022 ou au Levant le 7 octobre 2023. La défense militaire a été assez largement définie par les livres blancs successifs qui sont, à l'exception des premiers d'entre eux, qui datent de 1972 et de 1994, beaucoup plus portés sur la défense militaire que sur une vision très large de la défense. Ils ont été prolongés par les préambules ou les rapports annexés aux différentes lois de programmation militaire et par un grand nombre de textes de doctrine ou de discours des autorités politiques françaises.

Le deuxième cercle, beaucoup plus large, englobe la défense militaire : il est celui de la défense nationale. Cette dernière, à mon sens, ne peut pas se limiter à la défense militaire. Si tel était le cas, l'IHEDN n'aurait pas de sens. La défense nationale intègre la capacité à protéger la nation contre toutes les menaces et intentions hostiles à visées politiques qui peuvent porter atteinte à ses intérêts, à sa population, à ses institutions et à ses grands intérêts économiques. Citons, à titre d'exemple, les ingérences, la désinformation, les attaques numériques, les prises de participation hostiles dans des entreprises sensibles, les normes extraterritoriales ou l'instrumentalisation d'un certain nombre de phénomènes sociaux. Tous ces éléments peuvent être utilisés à des fins politiques par des organes politiques. Ces derniers renvoient à des États qui peuvent être des adversaires, voire des ennemis, mais également des groupes paraétatiques, comme Daesh par exemple.

Les principales menaces peuvent être rattachées à différentes catégories. La première d'entre elles renvoie à la manipulation, qui s'entend comme la capacité à influencer notre comportement par la corruption, l'ingérence, la désinformation ou la captation des élites. La seconde catégorie est celle de la coercition. Cette dernière peut être militaire. Elle peut également reposer sur l'instrumentalisation, par exemple, de la dette ou des déficits de ressources énergétiques ou naturelles pourtant nécessaires. À titre d'exemple, la Russie a tenté d'instrumentaliser la dépendance des États européens au gaz. La troisième catégorie, la plus grave, est celle de l'agression. Cette dernière, qui n'est pas toujours militaire, peut être économique par exemple en s'appuyant sur des tentatives de prendre le contrôle d'entreprises sensibles.

Face à cela, que fait l'État ? Qu'essayons-nous de faire ? Il nous faut, avant toute chose, anticiper et connaître notre environnement, et notamment ceux qui nous font face. Il est extrêmement important d'essayer de comprendre les moins amicaux de nos partenaires, nos adversaires, voire nos ennemis, jusqu'à manifester une forme d'empathie.

En la matière, M. Robert McNamara, interrogé dans un documentaire dont le titre est The Fog of War, explique que le manque d'empathie envers le Viêt-Cong a été la plus grande des erreurs commises par les Américains durant la guerre du Vietnam.

Il est également primordial de développer la résilience, mais également de travailler sur la réaction à avoir face aux menaces. Ladite réaction peut par exemple renvoyer à la protection des infrastructures numériques ou physiques, à la persuasion, qui peut aller jusqu'à la dissuasion, à l'action militaire, à la promulgation de lois dites de blocage ou à la mise en œuvre de mesures actives de contre-ingérence.

L'IHEDN est un organisme qui dépend du Premier ministre. En tant qu'établissement public civil, il n'est probablement pas le mieux placé pour parler de défense militaire. En revanche, la défense nationale mérite, du fait de l'émergence de la notion de menace hybride, d'être pensée et enseignée. C'est ce qu'essaie de faire l'IHEDN.

Au-delà de la défense nationale, il y a la sécurité nationale, notion apparue en 2008. Si elle intègre la défense nationale, elle ne s'y limite pas. En effet, elle recouvre aussi l'ensemble des risques qui pèsent sur la nation, comme les catastrophes naturelles, les catastrophes technologiques, les pandémies, mais également les risques associés à de grands phénomènes sociaux ou humains. Citons, à titre d'exemple, les risques liés à augmentation massive des taux d'intérêt, le risque financier ou le risque lié à la piraterie, lorsque le phénomène est suffisamment développé Ainsi, un esquif de pirates intervenant au large de la corne de l'Afrique n'agit pas au service d'une vision politique. En revanche, le développement de la piraterie peut porter atteinte aux flux maritimes et devient donc, à ce titre, un problème de sécurité nationale.

Les grands risques identifiés peuvent toucher de très nombreux domaines, comme l'environnement, la santé de nos concitoyens, les infrastructures, les flux d'approvisionnement, notamment énergétiques, ou le système financier. Il est donc primordial de les anticiper et de les atténuer, en en tenant compte dans le développement de nos infrastructures. Il nous faut également augmenter notre résilience et tenir compte de la coopération internationale, qui est absolument essentielle pour en limiter les impacts.

Le dernier cercle est celui de la sécurité internationale. Il renvoie à notre capacité à contribuer à l'atténuation des risques et des menaces par la coopération internationale. En effet, la France ne conçoit pas son action seule, en autarcie, mais l'inscrit dans un cadre de coopération internationale.

Avant de répondre à vos questions, je tenais à partager avec vous quelques réflexions transverses. Il est essentiel de distinguer la défense militaire de la défense non militaire, la guerre et la paix. Le conflit ukrainien est, dans sa dimension militaire, une épreuve de force entre deux volontés hostiles. Les mesures non militaires, qu'elles relèvent de l'économie, de la désinformation et de la contre-désinformation, sont de nature assez différente. Elles ne correspondent pas à la lutte entre deux volontés, mais ont pour objectif principal d'affaiblir l'adversaire.

Il est également nécessaire de distinguer défense nationale et sécurité nationale, mais également menaces et risques. En effet, les stratégies à mettre en œuvre sont, dans ces situations, radicalement différentes. Face à une menace, il est ainsi essentiel de connaître son adversaire et de s'inscrire dans le temps. Il peut également être décidé de riposter. Le fait d'être confronté à un risque est très différent. Il n'est ainsi pas possible de s'engager dans une démarche de riposte contre une catastrophe naturelle. En revanche, l'idée doit être de s'en protéger.

J'ai précédemment évoqué trois dimensions, à savoir la défense militaire, la défense nationale et la sécurité nationale. La défense nationale poursuit un objectif de protection face à des actions hostiles non militaires. À ce titre, elle doit prendre une dimension européenne. En effet, la protection de la souveraineté technologique, la confrontation à des normes extraterritoriales édictées par des organismes non-européens et la lutte contre la désinformation doivent être envisagées à l'échelle européenne.

Enfin, les quatre cercles précédemment décrits ne disent rien des compétences des différents organismes de l'État. Les armées participent non seulement à la défense militaire, mais aussi à la sécurité nationale. Elles sont par exemple intervenues lors de la crise sanitaire. La DGSI, pour ne prendre qu'un seul exemple, fait pleinement partie de notre dispositif de défense nationale, lorsqu'elle lutte contre les ingérences étrangères.

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