Intervention de Anne-Cécile Violland

Réunion du jeudi 7 mars 2024 à 9h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAnne-Cécile Violland, rapporteure :

L'urgence est là. Les activités humaines bouleversent l'environnement à un rythme et avec une ampleur sans précédent depuis des millénaires, voire des centaines de milliers d'années, entraînant des impacts toujours plus ravageurs, généralisés et désormais souvent pour partie irréversibles.

Alors que les vies de milliards de personnes sont déjà affectées par le changement climatique, l'augmentation annoncée des températures de 4 degrés Celsius accroîtra les menaces sur la production alimentaire, les vagues de chaleur intenses, les tensions sur l'approvisionnement en eau. Quand des régions entières ne pourront plus compter sur la fonte estivale des neiges de glaciers disparus, d'autres connaîtront, selon les climatologues, des variations de précipitations de 40 %, en positif ou en négatif, avec pour incidences des inondations ou des sécheresses. D'ici à la fin du siècle, près de la moitié de l'humanité pourrait être confrontée à un stress climatique dramatique et au lot de tensions géopolitiques qui en résulterait.

Ce scénario du pire a beau devenir de plus en plus probable, notre modèle économique, en rupture avec le constat scientifique, nous y rend collectivement aveugles, trop souvent obéissants à la hiérarchie des prix au détriment de l'environnement : l'avion moins cher que le train pour rejoindre une capitale européenne ; la malbouffe plus accessible que l'alimentation de qualité, locale et durable ; les produits importés de l'autre bout du monde, sans normes et produits au charbon, plus compétitifs que nos industries décarbonées.

Cela est particulièrement frappant dans le secteur de l'habillement, qui nous submerge d'injonctions permanentes et quotidiennes à la surconsommation : marketing publicitaire agressif, nouvelles collections hebdomadaires voire quotidiennes, ventes flash et surtout prix cassés. En l'espace de deux décennies, le prix moyen des vêtements a diminué de 30 % tandis que, parallèlement, les quantités achetées ont doublé ; 3,3 milliards de vêtements sont mis sur le marché chaque année, soit 1 milliard de plus qu'il y a dix ans, ce qui représente plus de quarante-huit nouveaux produits par habitant chaque année.

Décorrélé de toute dynamique démographique ou de tout réel besoin, cet emballement conduit simplement les vêtements à être moins portés, plus rapidement relégués au fond de nos placards, pour être jetés quelques années plus tard. Un tiers seulement des vêtements arriveraient en fin de vie par usure ou détérioration. Cette faible durabilité extrinsèque des vêtements est qualifiée d'« obsolescence émotionnelle ».

Cette surconsommation est intimement liée à la montée en puissance de nombreuses enseignes dites de fast fashion ou d'ultra fast fashion – en français, de mode express, mode éphémère ou encore mode jetable. Ces marques inondent les marchés de quantité de nouveaux modèles à des prix défiant toute concurrence. Elles renouvellent leurs collections de manière quasi permanente, pour une durée de commercialisation très courte et avec des promotions continues, afin de créer des effets de mode et provoquer un réflexe d'achat régulier chez les consommateurs. Écrasant toute concurrence, en particulier celle des acteurs du textile traditionnel français, le modèle de la mode jetable et de ses prix chocs tend à s'imposer.

En réalité, ces prix bas ne sont possibles qu'au mépris d'exigences sociales et environnementales élémentaires. In fine, c'est le citoyen qui contribue financièrement pour remédier aux dégâts causés par ce mode de production, à travers les services de collecte, de gestion des déchets et de dépollution, sans parler des ressources publiques mobilisées pour faire face à la multiplication des aléas climatiques et des événements extrêmes – inondations, tempêtes, sécheresses. En vendant les produits à ce prix, les entreprises de la mode éphémère font des profits et écrasent la concurrence, mais laissent à la collectivité une facture considérable.

C'est pour corriger cette « prime au vice » que je vous présente cette proposition de loi, qui s'appuie sur trois piliers.

Le premier est l'information du consommateur. Il est peu connu que l'industrie du textile représente environ 10 % des émissions de gaz à effet de serre – bien plus que les secteurs aérien et maritime réunis ; ce niveau pourrait même atteindre 26 % en 2050 si les tendances actuelles de consommation se poursuivent. Le polyester, qui est la matière première la plus produite, nécessite pour sa fabrication 70 millions de barils de pétrole par an, tandis que le coton, première alternative végétale aux fibres synthétiques, est la première culture consommatrice de pesticides au monde, mobilisant plus de 10 % des volumes épandus. Au stade de la fabrication, la teinture des vêtements requiert la mobilisation de substances toxiques qui finissent dans les milieux aquatiques : 20 % de la pollution des eaux dans le monde serait ainsi imputable à la teinture et au traitement des textiles. En Chine, 70 % des rivières et lacs seraient touchés. Au cours de leur durée de vie, à chaque lavage, les vêtements comportant des matières synthétiques relâchent dans l'environnement des microfibres plastiques équivalant à plus de 24 milliards de bouteilles plastiques par an. Une étude a ainsi constaté que plus de 90 % des microplastiques trouvés sur les rivages de la Suède étaient constitués de fibres textiles synthétiques.

Compte tenu de la responsabilité de la mode éphémère dans l'augmentation des volumes mis en marché et dans ses effets, l'article 1er de la présente proposition de loi définit la pratique commerciale de la mode éphémère et prévoit l'insertion obligatoire sur les sites internet d'un message d'information et de sensibilisation du consommateur sur l'impact environnemental de cette industrie, accompagné d'une communication incitant au réemploi, au recyclage et à la réparation des vêtements et accessoires.

L'article 2 vise à responsabiliser les entreprises du secteur, pour faire évoluer à la fois les pratiques des producteurs et les comportements d'achat des consommateurs. Concrètement, les entreprises de la filière textile seront soumises à un système de primes et de pénalités renforcées sur les articles mis en vente. Le paiement de pénalités sera probablement répercuté sur le prix acquitté par le consommateur. Le signal-prix ainsi envoyé reflétera davantage la réalité de l'impact environnemental du produit, donnant aux Français une opportunité de s'interroger sur le modèle que leur consommation peut soutenir et, éventuellement, de se tourner vers des habits de meilleure qualité et plus durables. Alors que la France vient de traverser une crise du monde agricole, le sujet fait écho aux revendications de nos agriculteurs du paiement au juste prix de nos produits de consommation.

J'entends parfois dire qu'il s'agit d'une taxe supplémentaire, mais cela n'a rien à voir. L'État ne percevra aucun centime de ces contributions ; elles seront directement gérées par la filière de l'habillement et redistribuées immédiatement, dans leur intégralité, pour faire baisser significativement le prix des vêtements durables, encourager la seconde main ou encore financer la prise en charge de la réparation des vêtements et des chaussures pour tous.

Outre son intérêt écologique, cette mesure permettra d'assurer une concurrence plus équitable pour le secteur textile, français comme européen, et de relocaliser de nombreuses industries et des emplois sur notre continent. L'enjeu est crucial, après des décennies de délocalisations de la production et une division par trois du nombre d'emplois dans l'industrie textile depuis 1990, sans parler de la multiplication plus récente des entreprises placées en redressement judiciaire. C'est d'ailleurs un autre fait méconnu du grand public que l'industrie du textile et de l'habillement pèse de plus en plus fortement sur le déficit commercial français – avec plus de 12 milliards d'euros, soit plus de 20 % du déficit global hors énergie, elle est la troisième industrie la plus déficitaire.

L'article 3 s'attaque à la publicité, particulièrement intrusive, agressive et ciblée, des entreprises de la mode éphémère. Le texte porte à cet égard une ambition forte : interdire, pour tout ce qui en relève, toute forme de publicité, directe ou indirecte, traditionnelle ou sur les réseaux sociaux, des marques comme des influenceurs. Il s'agit non pas d'une mesure radicale, mais bien plutôt de bon sens si nous voulons tenir avec sérieux nos objectifs climatiques et poursuivre le travail de mise en cohérence avec ceux-ci du secteur de la publicité, que le législateur a entamé avec la loi « climat et résilience ».

Ce sont là les principales mesures de ce texte, auxquelles je proposerai d'apporter quelques ajustements, nourris par les très nombreuses auditions que j'ai eu la chance de conduire sur ce texte en tant que rapporteure.

Comme vous tous, je sais l'impact social de la production textile à bas prix, souvent lointaine et délocalisée, au regard notamment de la violation des droits humains, du travail forcé ou du travail des enfants. Malheureusement, présentant ce texte dans le cadre d'une niche parlementaire, nous ne pouvons pas traiter l'ensemble des problématiques du secteur – sans compter les contraintes juridiques qui s'imposent à nous –, et n'en avons retenu que l'aspect environnemental. Je mesure la frustration que cela peut susciter ; elle m'affecte au premier chef.

Je conclus en remerciant les nombreux collègues qui se sont investis sur ce sujet, avec qui j'ai eu l'occasion d'échanger : Jean-Marc Zulesi, président de notre commission, Jimmy Pahun du groupe Démocrate, Cyrielle Chatelain, présidente du groupe Écologiste-NUPES, Stéphane Delautrette et Dominique Potier du groupe Socialistes et apparentés, Alma Dufour du groupe La France insoumise-NUPES, Antoine Vermorel-Marques du groupe Les Républicains, et bien d'autres encore.

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