Intervention de Ludovic Torbey

Réunion du jeudi 25 janvier 2024 à 9h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Ludovic Torbey, co-fondateur de la chaîne YouTube Osons causer :

Merci de nous donner l'occasion de nous exprimer. Je suis co-fondateur d'Osons causer, chaîne internet qui s'est fait connaître surtout en 2016-2017, en proposant de petites vidéos qui expliquaient l'actualité politique comme si l'on s'adressait à un ami. Ces capsules ont connu un grand succès sur les réseaux sociaux, avec un total de plus de 100 millions de vues et près de 1,5 million d'abonnés sur l'ensemble de nos plateformes.

À partir de 2019, nous avons décidé de creuser un autre sillon et de compléter ces formats, ancrés dans le buzz et la guerre de l'opinion et présentant des points de vue éditoriaux, par des vidéos d'information publiées sur notre site Osons comprendre. Ce site propose plus de 100 vidéos dont le but est de rendre accessible aux citoyens et citoyennes l'état des savoirs sur des sujets très variés tels que la dette publique, l'impact des voitures électriques sur le climat, les conditions de travail des enseignants, le système de retraite, le covid ou encore le fonctionnement de notre sûreté nucléaire.

Les vidéos que nous avons produites sur la question de la transition énergétique ont donné lieu à la parution d'un livre intitulé Osons comprendre l'avenir de l'énergie, publié en 2023 chez Flammarion. La qualité scientifique de cet ouvrage a été saluée par de nombreux experts du domaine, tandis que les lecteurs ont apprécié sa dimension didactique.

Traiter avec rigueur et sérieux des sujets aussi variés a nécessité de la part de mon collègue Stéphane Lambert et de moi-même un important travail d'objectivité. Ayant grandi dans un milieu plutôt écologiste de gauche, nous sommes sensibles à ces valeurs. Mais la volonté de mettre des faits scientifiques à disposition de nos concitoyens nous a conduits à mettre de côté nos préjugés et nos options politiques personnelles. Cette honnêteté intellectuelle, dont nous veillons à faire preuve pour chacun des sujets que nous abordons, a parfois heurté notre public, mais nous a permis d'être écoutés par des gens de toutes sensibilités politiques.

Ayant l'honneur d'être auditionnés par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, nous souhaitons partager avec vous notre expérience de passeurs de connaissances sur l'avenir des matières et déchets radioactifs. J'espère que notre regard vous permettra de comprendre comment deux personnes certes bien formées (nous avons tous deux suivi des études en classes préparatoires au lycée Henri IV puis à l'École normale supérieure), mais n'ayant pas des compétences d'ingénieur en nucléaire, ont pu se saisir de ce sujet complexe et le traduire en vidéo.

Avant de vous faire part de mon avis sur la qualité de l'information et la manière dont nos concitoyens peuvent s'en saisir, je souhaite vous donner brièvement les points saillants que nous avons choisis de partager en vidéo avec notre public sur la gestion des déchets nucléaires. Cela vous permettra d'appréhender la manière dont nous avons travaillé pour vulgariser cette question.

Nous avons tout d'abord montré que la proportion de déchets radioactifs dangereux (c'est-à-dire plus dangereux que des déchets industriels dangereux, ce qui correspond aux déchets de haute ou moyenne activité à vie longue) ne représentait que 3 % du volume des déchets. Nous trouvons pour notre part utiles les représentations sous forme de cubes installées sur le Vieux Port, car elles permettent de se figurer le volume concerné et la place qu'il sera nécessaire de trouver pour les entreposer.

Il nous a par ailleurs semblé important de souligner que, contrairement à la grande majorité des polluants classiques, la dangerosité des déchets radioactifs, autrement dit leur radiotoxicité, décroît avec le temps. Les produits de fission provenant des réacteurs nucléaires descendent ainsi au niveau de radioactivité d'un minerai d'uranium naturel que l'on peut manipuler à main nue au bout de 100 ans. Pour les actinides mineurs, il faudra patienter 10 000 ans, mais « seulement » 30 siècles pour que leur radiotoxicité soit deux fois celle de l'uranium naturel. Il n'y a « que » le plutonium qui soit vraiment dangereux pour des centaines de milliers d'années. Il n'en demeure pas moins qu'à l'échelle des sociétés humaines, 10 000 ans ou même 300 ans apparaissent comme des durées colossales. Il est donc indispensable de gérer minutieusement l'avenir de ces déchets nucléaires, pour s'assurer qu'ils ne contaminent ni les humains, ni l'environnement dans le futur.

Nous avons en outre insisté sur le fait que le problème des déchets nucléaires existera quels que soient nos choix de politique énergétique : que l'on décide d'arrêter immédiatement le nucléaire ou de généraliser les réacteurs à neutrons rapides dans un futur incertain, nous aurons des déchets nucléaires à gérer, même si les quantités et proportions des différents composants varient au fil du temps. Cette gestion engage la responsabilité du pays pour les millénaires suivants.

Selon nous, le débat public, en particulier tel qu'il est alimenté par les prises de position des responsables politiques ou les communications et les campagnes d'information de plusieurs associations, n'insiste pas suffisamment sur cet aspect inéluctable de notre responsabilité à gérer les déchets nucléaires. Sortir du nucléaire ne suffirait pas à faire disparaître ce problème.

Nous mettons pour notre part l'accent sur le fait que la France doit régler cette question des déchets aujourd'hui : il s'agit d'un enjeu de justice intertemporelle. En effet, nous bénéficions aujourd'hui de l'électricité nucléaire, abondante, bon marché, décarbonée. Léguer la gestion des déchets aux générations suivantes fait courir le risque qu'elles n'aient pas accès à cette énergie et soient soumises à des difficultés de maintenance beaucoup plus compliquées.

Les solutions pour gérer les déchets nucléaires à long terme ne sont pas légion : stockage géologique profond, entreposage en surface ou subsurface et transmutation. Selon nous, la seule option permettant cette gestion pour des milliers d'années est le stockage géologique profond. Lorsque des déchets nucléaires sont stockés dans une épaisse couche de roche à 500 mètres sous terre, la roche fait office de barrière de confinement. Une fois que les colis sont entreposés et les galeries scellées, la roche protège l'humanité et l'environnement de la radioactivité de manière totalement passive, sans qu'aucune maintenance ne soit requise de la part des générations futures. Ce n'est pas le cas de l'entreposage en surface ou subsurface, qui demande une vigilance constante au cours du temps et revient de notre point de vue à léguer aux générations futures le problème des déchets nucléaires produits par les générations qui ont bénéficié de l'électronucléaire. La transmutation, qui consiste à réduire la radioactivité des déchets grâce à des réacteurs nucléaires de quatrième génération, est une solution envisageable, qui souffre toutefois de deux défauts. Le premier est qu'elle ne sera éventuellement disponible que dans un horizon temporel lointain. Le second, qui n'est pas suffisamment souligné, est que les colis déjà vitrifiés, qui représentent un volume de déchets considérable, ne seront jamais transmutés. Quand bien même on parviendrait à développer une technique de transmutation permettant de gérer nos déchets nucléaires dans le futur, cela ne règlerait pas la question des colis de haute activité à vie longue dont nous disposons déjà aujourd'hui, qui ne seraient pas éligibles à cette modalité.

Tous ces arguments nous ont conduits à montrer dans notre vidéo que le choix du stockage géologique profond nous paraissait la solution la plus indiquée et la plus juste au regard de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures. C'est tout l'objet du projet Cigéo à Bure et la tâche des différents PNGMDR et de la représentation nationale que d'organiser cela.

Nous avons lu les dossiers de sûreté de l'Andra, ainsi que les avis de l'IRSN sur Cigéo. Ce n'est assurément pas une littérature facile à aborder. Nous avons trouvé que le choix de l'argile de Bure était judicieux : cette roche convient bien car elle est de nature à contenir les radionucléides et l'eau n'y circule quasiment pas. Nous avons calculé à partir des données disponibles qu'il faudrait 77 500 ans pour que l'eau parcoure 1 mètre dans cette argile. Si l'eau ne circule pas, il y a peu de risque que de l'érosion se produise et que des radionucléides s'échappent. Dans leurs documents, l'Andra et l'IRSN estiment que seuls les scénarios d'« intrusion humaine extérieure » représenteraient un danger pour les générations futures. Une fois les colis scellés au fond des galeries, il faudrait, dans le pire des scénarios, qu'une personne parvienne à percer le pire des colis, au pire des moments de la dégradation de sa radioactivité, pour causer une exposition des humains à une dose de 55 millisieverts par an. Il s'agit certes d'une dose importante, mais elle serait inférieure à celle que reçoivent annuellement les habitants de la station balnéaire iranienne de Ramsar.

Grâce à la qualité de la couche d'argile à Bure, le danger du stockage géologique profond à Cigéo se concentre essentiellement durant la phase d'exploitation. Une fois les galeries scellées, même le scénario présenté comme le pire ne semble pas si dangereux que cela. En revanche, déplacer, descendre et entreposer au moins 250 000 colis extrêmement radioactifs sera une entreprise périlleuse. Ce chantier, prévu pour durer plus d'un siècle, sera d'autant plus long que la France décidera de prolonger son recours à l'industrie nucléaire. Il risque par ailleurs de se compliquer si, pour une raison ou une autre, l'on était amené à y ensevelir aussi le plutonium, qui est beaucoup plus dangereux beaucoup plus longtemps.

Voilà pourquoi nous considérons, en conclusion de nos recherches, d'une part que le pari du stockage géologique profond à Cigéo est pertinent, d'autre part que la phase d'exploitation constitue un défi technique et sociétal colossal qu'il importe d'anticiper pour le mener à bien.

Si l'on trouve une meilleure solution dans les décennies à venir, il sera possible de la mettre en œuvre, dans la mesure où le projet Cigéo est réversible.

Je tiens à préciser que glaner les informations nécessaires à la réalisation de ce document d'information a été un travail de longue haleine. Il est en effet très difficile de réunir les éléments et de les organiser pour proposer une vision cohérente. Les unités physiques et les termes techniques utilisés dans chacun des rapports donnent le tournis. Je ne suis pas sûr que même les membres les plus assidus de l'Office naviguent facilement entre becquerels, millisieverts, débit molaire à l'exutoire, colis CSDV (colis standard de déchets vitrifiés) et autres mots et expressions dont sont truffés ces rapports.

Au-delà de la technicité de ces éléments, une autre difficulté tient au fait qu'ils ne sont que très rarement mis en perspective pour dessiner une vision globale cohérente. Je pense qu'un public très motivé mettrait longtemps à se forger un avis d'ensemble à partir des sources disponibles sur internet. Certaines fiches disponibles sur le site de l'IRSN sont très bien construites. Des réponses extrêmement claires sont en outre apportées dans les débats publics. Des ressources précieuses sont disponibles en ligne. Tout cela est louable. Mais nous n'avons jamais retrouvé les quelques cas de médiation scientifique bien pensés compilés sur un seul et même site de manière simple. Il faut savoir utiliser les moteurs de recherche, avec les bons mots clés, pour avoir une chance d'accéder à ces données. La mise en cohérence de la problématique est très difficile, y compris pour un public intéressé.

Je tiens à mentionner ici le cauchemar absolu de nos recherches, à savoir le site de l'ASN. Les avis de l'Autorité de sûreté nucléaire accomplissent la double prouesse d'être totalement abscons et absolument introuvables. L'idée n'est pas de jeter la pierre à cette institution : la question de l'accessibilité de l'information aux citoyens est un problème récurrent dans de nombreux domaines. Il est de la même manière très difficile de décrypter un projet de loi de finances ou un texte législatif réformant les retraites. Cela demande des ressources très importantes et nous avons le sentiment que la formation universitaire sur ces sujets, même précise, ne suffit pas toujours. Autrement dit, il est probable qu'une personne titulaire d'un master d'affaires publiques et ayant fait l'ENA éprouvera à terme des difficultés à appréhender une loi de financement de la sécurité sociale. De même, un ingénieur formé aux questions nucléaires ou spécialisé dans les différents aspects de la transition énergétique ne comprendra pas tout à ces sujets au bout de quelques années seulement. Les connaissances deviennent rapidement obsolètes tant ces champs évoluent vite.

Les formations initiales apprennent aux étudiants à apprendre. Notre parcours en philosophie nous en apporte l'illustration : nous y avons appris la matière proprement dite, mais aussi à apprendre et à transmettre. Mais nous pensons qu'il serait nécessaire que les citoyens puissent bénéficier de formations intellectuelles continues. Quelques associations, institutions, enseignants, chercheurs, journalistes et vulgarisateurs tentent de remplir cette fonction, mais leurs moyens sont très limités. Cela nous conduit à nous demander s'il ne serait pas opportun d'envisager de faire de cette formation intellectuelle continue des citoyens une mission de service public. Ce rôle social de passeur, de vulgarisateur, existe à peine ; il serait pourtant nécessaire dans un temps où les fake news et la complexité des informations font que les citoyens éprouvent des difficultés à se repérer, se situer et se forger un avis.

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