Intervention de Cécile Labrunie

Séance en hémicycle du vendredi 19 janvier 2024 à 9h00
Essais nucléaires en polynésie française : indemnisation des victimes directes indirectes et transgénérationnelles et réparations environnementales

Cécile Labrunie, avocate au barreau de Paris :

En préambule, je tiens à remercier Mme Reid Arbelot de m'avoir invitée à m'exprimer sur un sujet aussi sensible et multifacettes. Je suis avocate au sein du cabinet TTLA, qui accompagne des victimes de maladies professionnelles, de catastrophes sanitaires et plus largement de dommages corporels. En 2002, nous avons entamé un long combat aux côtés d'associations de victimes des essais nucléaires : l'Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) et l'association polynésienne Moruroa e tatou.

Depuis la création d'un système spécifique d'indemnisation des victimes des essais nucléaires, et grâce aux réformes qui lui ont permis de mieux fonctionner, nous constatons une amélioration du droit à réparation, puisque le nombre de victimes indemnisées a substantiellement augmenté au cours des six dernières années. Toutefois, il subsiste de sérieuses difficultés quant à l'application du seuil de 1 mSv et aux données sur lesquelles le Civen se fonde pour refuser des indemnisations. Par ailleurs, la liste des maladies radio-induites doit être complétée, et les questions environnementales doivent être prises en considération. Enfin, les conséquences des essais sur la santé des descendants inquiètent parents et grands-parents.

Ces questions complexes devraient être abordées devant la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, qui, je le rappelle, doit être réunie au moins deux fois par an par le Gouvernement pour suivre l'application de la loi du 5 janvier 2010 et en proposer des modifications éventuelles. Or cette commission ne s'est pas réunie depuis février 2021 – Mme la ministre du travail, de la santé et des solidarités nous fournira peut-être des informations à ce sujet dans la deuxième partie du débat.

Il est en revanche un sujet qui n'a rien de complexe et qui nécessite une intervention rapide du législateur : les victimes par ricochet, que la loi du 5 janvier 2010 omet dans son article 1er . Il s'agit des proches d'un défunt ayant été reconnu victime des essais nucléaires ; il s'agit des veuves, des enfants, des petits-enfants, de celles et ceux qui ont perdu un époux, un père ou un grand-père des suites d'une maladie dont il a été admis qu'elle était radio-induite. Il s'agit de Mme M. et de son fils, dont l'époux et père respectif est décédé à l'âge de 34 ans d'un cancer du cerveau. Le tribunal administratif a reconnu en 2016 que ce cancer était imputable à son séjour sur les sites d'expérimentation, et a enjoint au Civen d'indemniser les préjudices subis personnellement par le défunt. Quant à Mme M. et à son fils, il n'est pas prévu d'indemniser leur préjudice moral et d'accompagnement, pas davantage que d'indemniser les conséquences matérielles de ce décès. Elle avait alors 31 ans, et son fils 8 ans ; aujourd'hui ce dernier a 54 ans et sa mère est âgée de 77 ans.

Une telle situation est injuste pour celles et ceux qui ont défendu l'histoire de leur proche défunt, et qui se sont battus plusieurs années pour obtenir réparation des préjudices subis par ce dernier. Rappelons que tous les autres systèmes d'indemnisation visant à réparer des dommages collectifs prévoient non seulement l'indemnisation intégrale des préjudices subis directement par la victime, mais également l'indemnisation des préjudices subis par ricochet par ses ayants droit en cas de décès. C'est ainsi que fonctionne le fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante (Fiva).

Le cancer du poumon est multifactoriel ; il peut être la conséquence de l'inhalation de poussière d'amiante ou d'une exposition à des rayonnements ionisants. Or il n'est pas appréhendé de la même façon par le Fiva et le Civen. Prenons le cas de Mme A., qui saisit le Fiva car son époux, exposé à l'amiante, est décédé d'un cancer du poumon. Le Fiva propose d'indemniser les préjudices subis de son vivant par le défunt et les préjudices personnels subis par sa veuve. Prenons maintenant Mme B., qui saisit le Civen car son époux est décédé d'un cancer du poumon après avoir été exposé aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français. Le Civen reconnaît que ce cancer est imputable à l'exposition, mais n'indemnise que les préjudices subis par le défunt de son vivant. L'accompagnement de fin de vie, le préjudice moral, le deuil et le bouleversement du foyer ne sont ni reconnus ni indemnisés.

La loi a oublié les familles endeuillées : il est temps d'y remédier. La réparation intégrale des préjudices doit être étendue aux ayants droit des personnes décédées d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires, tant en leur nom propre qu'au titre de l'action successorale. C'est en ces termes que je vous propose de prévoir une nouvelle rédaction de l'article 1er de la loi du 5 janvier 2010. Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie d'accepter de relayer la voix des familles de victimes des essais nucléaires.

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