Intervention de Nicolas Turquois

Séance en hémicycle du jeudi 18 janvier 2024 à 9h00
Généralisation du contrat à durée indéterminée à des fins d'employabilité — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaNicolas Turquois, rapporteur de la commission des affaires sociales :

Vouloir réduire le chômage est un objectif largement partagé sur ces bancs. Nous pouvons être fiers d'être passés d'un taux de chômage de 9,5 % à 7 % en cinq ans, mais nous ne pouvons ni ne devons nous satisfaire d'en rester là. Or plus le chômage diminue, plus il devient difficile de le réduire. Non pas parce que les emplois sont pourvus – il reste encore des centaines de milliers de postes, au moins, qui ne trouvent pas de candidats –, mais parce que les personnes encore en recherche d'emploi en sont particulièrement éloignées.

Aux freins auxquels les personnes en recherche d'emploi peuvent faire face – comme le transport ou la garde d'enfant –, s'ajoutent parfois la réticence d'un employeur à faire confiance à quelqu'un éloigné de l'emploi. Trop souvent, l'insertion ou la réinsertion professionnelle prennent la forme de contrats précaires et faiblement rémunérés. Ce constat reflète la réalité du marché de l'emploi.

Le contrat de travail à temps partagé aux fins d'employabilité (CDIE), qui est l'objet de cette proposition de loi, vise à dépasser ces difficultés. Il est né d'une initiative de terrain lancée il y a un peu plus de dix ans. Conçu pour favoriser l'accès à un emploi stable pour un public confronté à la précarité professionnelle, il a été appliqué, en vertu de l'article 115 de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, dite LCAP, dans le cadre d'une expérimentation qui a pris fin le 31 décembre dernier. Par conséquent, la question de l'avenir du dispositif, soulevée par Mme Fadila Khattabi, alors députée du groupe La République en marche, se pose de façon pressante.

Le CDIE s'appuie sur des dispositifs de travail à temps partagé de droit commun : il repose sur une relation de travail triangulaire entre un salarié, une entreprise de travail à temps partagé (ETTP) à laquelle le salarié est lié, et une entreprise utilisatrice, auprès de laquelle il est mis à disposition pour l'exécution d'une mission. En revanche, contrairement au travail à temps partagé tel qu'il existe depuis la loi du 2 août 2005, pensé pour encourager la mutualisation d'un personnel qualifié entre plusieurs clients, le CDIE s'adresse à des femmes et des hommes qui rencontrent des « difficultés particulières d'insertion professionnelle ». Plus précisément, il s'adresse : aux demandeurs d'emploi inscrits à Pôle emploi – devenu l'opérateur France Travail – depuis six mois au moins ; aux bénéficiaires de minima sociaux ; aux personnes handicapées ; aux personnes âgées de plus de cinquante ans ; aux personnes qui ont une formation de niveau égal ou inférieur au certificat d'aptitude professionnelle (CAP) ou au brevet d'études professionnelles (BEP).

À tous, le dispositif offre diverses garanties. Premièrement, disposer d'un CDI, ce qui emporte des conséquences positives en matière d'accès au logement ou à un prêt bancaire. Ce point mérite d'être souligné car ce dispositif s'adresse à un public qui se trouve pour partie éloigné de l'emploi pérenne. Deuxièmement, être rémunéré à hauteur du dernier salaire horaire de base pendant les périodes sans exécution de mission. Troisièmement, être formé durant le temps de travail, l'employeur étant tenu de prendre en charge les actions de formation et d'abonder le compte personnel de formation (CPF) du salarié à temps complet à hauteur de 500 euros supplémentaires par an.

Le travail à temps partagé aux fins d'employabilité, comme, plus généralement, le travail à temps partagé, obéit à des règles juridiques peu contraignantes. On peut y recourir en l'absence de motif particulier, ce qui limite le risque de requalification du contrat. La durée des missions accomplies pour le compte de l'entreprise utilisatrice n'est pas limitée par la loi, pas plus que le nombre de leur renouvellement. Ainsi le travail à temps partagé se distingue-t-il du travail intérimaire, autre mécanisme de prêt de main-d'œuvre à but lucratif, auquel il ne peut être fait appel que dans un ensemble de situations énumérées par les textes – le remplacement d'un salarié ou l'accroissement temporaire de l'activité de l'entreprise, par exemple – et pour un temps donné, même si tel n'est plus le cas pour la mission effectuée par un salarié titulaire d'un CDI intérimaire.

En résumé, le dispositif présente des avantages tant pour le titulaire du contrat, compte tenu des garanties qui lui sont accordées, que pour l'entreprise utilisatrice, compte tenu de la durée relativement longue de la mise à disposition du salarié à son profit et du faible niveau d'insécurité juridique qu'implique l'exécution du contrat. Ce constat corrobore celui que faisaient l'été dernier les rapporteurs de la mission flash chargée d'évaluer cette expérimentation, Fanta Berete et Stéphane Viry.

Le cadre juridique rappelé, il convient maintenant de dire quelques mots des résultats produits par le dispositif. Hélas, les données relatives à son déploiement sont parcellaires, l'autorité administrative n'ayant été destinataire ni du nombre de contrats signés par les ETTP ni d'aucun autre élément concernant le parcours des personnes recrutées, en dépit de ce que prévoyait la loi. Cette situation tient notamment à l'impossibilité technique pour les employeurs de transmettre ces informations par l'intermédiaire de la déclaration sociale nominative (DSN) ; c'est évidemment regrettable. Toujours est-il que l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) estime que 5 000 CDIE environ auraient été conclus depuis 2018 et que 1 500 environ seraient en cours d'exécution à la fin du premier trimestre de l'année 2023.

Près de 80 % des titulaires d'un contrat de ce type seraient demandeurs d'emploi depuis six mois au moins ou auraient, au moment de l'embauche, une formation de niveau égal ou inférieur au CAP ou au BEP. Très peu d'entre eux seraient bénéficiaires de minima sociaux ou seraient des personnes en situation de handicap. La très grande majorité appartiendrait à la catégorie socioprofessionnelle des ouvriers et un sur dix à celle des employés. Ils exerceraient surtout dans le secteur de l'industrie – métallurgie, plastique, chimie – et, de plus en plus, dans celui des services – tri et distribution du courrier principalement. Près de 45 % des titulaires d'un CDIE seraient embauchés en CDI à l'issue de leur mission, dans l'entreprise utilisatrice pour la quasi-totalité d'entre eux, ce qui est très encourageant. Toutefois, le manque de recul rend malaisée toute analyse portant sur l'incidence de l'exécution d'un CDIE sur l'insertion professionnelle durable des individus intéressés.

L'expérimentation étant arrivée à échéance le 31 décembre dernier, la question de la suite que le législateur entend lui réserver se pose inévitablement. Au vu des auditions, il ne serait pas judicieux d'y mettre un terme définitif. Néanmoins, il serait prématuré de s'engager dans la voie de la pérennisation du dispositif compte tenu de l'insuffisance des données disponibles sur son application et de l'impossibilité d'en faire une évaluation en bonne et due forme. C'est pourquoi la commission des affaires sociales, avec mon assentiment, a préféré à la pérennisation proposée la solution consistant à relancer l'expérimentation pour une durée de quatre ans – suffisamment longue pour que son déploiement se poursuive dans de bonnes conditions. À cet effet, elle a entièrement réécrit l'article 1er et, par cohérence, supprimé l'article 2.

Comme je l'ai dit à l'occasion de l'examen du texte en commission, je considère que la prorogation de l'expérimentation doit être mise à profit pour apporter quelques corrections au dispositif.

En premier lieu, il est ressorti des travaux que j'ai conduits que les critères d'éligibilité à la conclusion d'un CDIE sont définis de façon trop large ; cela a pour effet d'en ouvrir l'accès à des personnes qui ne rencontrent pas nécessairement des difficultés particulières d'insertion professionnelle. Or cela ne correspond pas à l'esprit de la loi. Pour remédier à ce problème, les commissaires aux affaires sociales ont souhaité que la durée minimale de l'inscription sur la liste des demandeurs d'emploi autorisant la conclusion d'un contrat de ce type soit portée de six à douze mois. Cette modification va dans le bon sens et j'y étais favorable, mais il faut aller plus loin dans la voie du resserrement des critères. C'est le sens d'un amendement que le groupe Démocrate et moi-même avons déposé.

En deuxième lieu, il me paraît opportun que des garanties supplémentaires soient accordées aux titulaires d'un CDIE dans la perspective d'une plus grande sécurisation de leur parcours professionnel. C'est le sens des amendements identiques que Mme Berete et M. Viry ont déposés et que je soutiens pleinement.

En troisième et dernier lieu, il est impératif de trouver une solution pour que les données relatives à l'application du dispositif parviennent effectivement à l'autorité administrative, conformément à ce qu'impose la loi depuis l'origine, sans quoi les interrogations et les incertitudes existantes perdureront. Pas plus qu'à l'heure actuelle il ne serait alors possible de l'évaluer entièrement et de se prononcer sur la pertinence de sa pérennisation.

Aussi, j'invite le Gouvernement à prendre les mesures nécessaires pour que cet objectif puisse être enfin atteint. À mon sens, la solution la plus efficace réside probablement dans un aménagement des modalités déclaratives en DSN, de telle sorte que le CDIE soit intégré à la liste des contrats susceptibles de figurer dans le dispositif.

Voilà ce que je voulais vous dire, en quelques minutes, sur cette proposition de loi. Je forme maintenant le vœu que le Parlement légifère dans les meilleurs délais afin que soit garantie, aux salariés et aux entreprises qui appliquent ce dispositif sur le terrain, la visibilité qu'ils sont en droit d'attendre et que nous puissions proposer des CDI et des formations à des personnes à qui le monde du travail n'en propose que trop rarement.

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