Intervention de Manuel Domergue

Séance en hémicycle du mercredi 17 janvier 2024 à 21h30
Le sans-abrisme réceptacle des échecs des politiques publiques

Manuel Domergue, directeur des études de la Fondation Abbé Pierre :

En guise d'introduction à ce débat autour du sans-abrisme, je vous présenterai quelques chiffres et analyses, dont nous pourrons ensuite débattre et que je développerai si cela est nécessaire. Nous sommes dans une situation humainement dramatique, qui doit nous alerter. Même si on peut avoir l'impression que c'était déjà le cas il y a soixante-dix ans, lors de l'appel de l'Abbé Pierre, elle s'est aggravée ces dernières années, particulièrement au cours des derniers mois. Alors que nous avions réussi à réduire assez considérablement le nombre de personnes sans domicile, vivant à la rue ou en hébergement, l'émergence de nouveaux pauvres à partir des années 1990 et 2000 a fait ressurgir cette réalité et l'a fortement accentuée.

La Fondation Abbé Pierre estime à 330 000 le nombre de personnes sans domicile, c'est-à-dire, selon la définition de l'Insee, de personnes qui sont à la rue ou hébergées par l'État ; il y a un peu plus de dix ans, ils n'étaient que 143 000, selon la dernière enquête de l'Insee, qui date de 2012. Le fait même de ne pas disposer de données plus récentes illustre le manque d'intérêt et de considération pour ce sujet, d'autant plus que la prochaine enquête n'est prévue qu'en 2025. Le nombre de personnes sans domicile a donc doublé par rapport à 2012, et triplé par rapport à 2001 : la situation est grave.

Même s'il est difficile de dénombrer les personnes qui sont sans-abri, c'est-à-dire qui ont passé la nuit précédente à la rue ou dans un lieu qui n'est pas prévu pour l'habitation, on en comptabilisait 12 000 en 2012 d'après l'enquête de l'Insee, qui date donc un peu. Estimé à 27 000 en 2017 lors du recensement, ce chiffre était finalement évalué à 40 000 en 2019 par la Cour des comptes. Ce flou, qui résulte pour partie d'un manque d'intérêt pour le sujet, est également structurel : il est difficile de dénombrer précisément le nombre de personnes sans abri car leur situation peut évoluer, elles peuvent elles-mêmes, afin de se protéger, dissimuler leur état et, surtout, la frontière entre sans-abri, sans domicile et mal logé est ténue. Les Européens qui habitent dans des bidonvilles, par exemple, car on a choisi de ne compter que les Européens, ce qui peut nous laisser dubitatifs, sont dans une zone grise : doivent-ils être comptabilisés comme des sans-abri ? D'après la délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement (Dihal), on en comptait 12 000 dans l'Hexagone mais ce chiffre est sans doute beaucoup plus élevé en outre-mer, en particulier en Guyane et à Mayotte. Les 100 000 personnes qui, d'après l'Insee, vivent dans des habitations de fortune, sont elles aussi dans un entre-deux. Si les catégories ne sont donc pas imperméables, on constate néanmoins une aggravation générale de la situation.

À défaut de dénombrer correctement les personnes à la rue, un outil permet de mesurer l'évolution de la situation : le nombre de demandes au 115 non pourvues. En octobre, faute de places, jusqu'à 8 000 personnes sont restées sans solution chaque soir après leur appel au 115, dont près de 3 000 mineurs – un chiffre qui a fait beaucoup parler. Ces personnes ont dû dormir dans une voiture, sous un porche d'immeuble, sous une tente ou sur le canapé d'un tiers. Ce sont des situations très précaires, proches du sans-abrisme. Comme chaque hiver, ce chiffre a diminué suite à l'ouverture de places d'hébergement dans des gymnases et grâce au traditionnel regain de solidarité familiale ou amicale à mesure que les températures baissent.

Cette méthode a néanmoins ses limites : le nombre de sans-abri est évidemment sous-estimé, puisqu'on ne prend en compte, parmi les personnes qui composent le 115, que celles dont l'appel est traité par un opérateur. Or beaucoup se découragent – notamment parmi les publics les moins vulnérables, comme les hommes adultes, célibataires, isolés – et n'appellent plus le 115. À quoi bon passer deux ou trois heures au téléphone pour se voir systématiquement opposer un refus ? Les sans-abri sont donc beaucoup plus nombreux qu'on ne le pense.

Malgré des évolutions, cet outil de gestion de la demande par les services intégrés d'accueil et d'orientation (SIAO) – qui n'est donc pas, je le répète, un outil de dénombrement – a permis d'observer que la demande d'hébergement d'urgence avait été, en 2023, 30 à 40 % supérieure à l'année précédente. Plusieurs causes expliquent cette aggravation. Elles ont trait au débat politique qui a nourri l'actualité ces derniers jours.

Il y aura toujours des querelles autour des chiffres mais posons les données du problème.

D'un côté le Gouvernement, qui a reconnu le caractère préoccupant de la situation, estime, à juste titre d'ailleurs, avoir fait un effort inédit, puisqu'on compte actuellement 203 000 places d'hébergement généraliste, soit le double d'il y a dix ans, même si les chiffres avancés par le Président de la République et le ministre n'étaient pas exacts. Cet effort est un bon signe, puisqu'il signifie qu'on ne laisse pas la situation s'aggraver sans réagir, mais également un mauvais signe, car si l'on est contraint d'ouvrir de nouvelles places en hébergement d'urgence, c'est bien parce que la politique d'accès au logement a été défaillante. D'ailleurs, si les personnes accueillies en hébergement d'urgence sont considérées comme sans domicile, c'est bien parce qu'être hébergé à l'hôtel ou en centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) n'est pas une situation enviable : on n'est pas chez soi et la dépendance à la machine étatique, associative, administrative est source de précarisation. Le Gouvernement a donc raison de considérer qu'il a fait des efforts.

De leur côté, les associations et les oppositions estiment – à juste titre également– que les efforts ont été insuffisants, puisque la situation s'aggrave. Mais la réalité est plus complexe. En 2017, le Gouvernement a lancé un dispositif très intéressant et réclamé de longue date par le monde associatif et les experts français et étrangers sur le sans-abrisme : le plan quinquennal pour le logement d'abord et la lutte contre le sans-abrisme. Prolongé durant le deuxième quinquennat par le plan « logement d'abord » 2, il repose sur l'idée qu'il est préférable de passer le plus directement et rapidement possible de la rue à un logement, sans transiter par les différentes formes d'hébergement provisoire. Cette initiative a porté ses fruits : depuis 2017, environ 550 000 personnes sont sorties de la rue et vivent dans des logements plus pérennes. Sans ce plan, la situation aurait été plus critique encore.

Pourtant, malgré l'augmentation du nombre d'hébergements et l'amélioration de l'accès au logement, le nombre de personnes sans domicile augmente. En effet, les services de l'État en conviennent, depuis 2017, un flux contrebalance le flux positif : celui des personnes qui perdent leur logement ou qui arrivent en France et ne peuvent s'y loger. Ce flux est supérieur à celui des personnes qui sortent de la rue puisque, en dépit d'un taux d'accès au logement en hausse, on compte davantage de personne à la rue ou accueillies dans un hébergement d'urgence.

Cette situation s'explique, en grande partie, par les flux migratoires. On peut débattre des chiffres mais, sans représenter une submersion, les arrivées sur le territoire ont indéniablement augmenté depuis 2015, en particulier celle de demandeurs d'asile, dont les deux tiers se retrouvent dans une situation administrative très précaire après avoir été déboutés. Qu'ils finissent, des années plus tard, par être expulsés ou par être régularisés, ils pèsent nécessairement sur le système : face à la difficulté de trouver un travail et à l'impossibilité d'obtenir un logement ou de percevoir les prestations sociales, ces personnes sont tout particulièrement en difficulté.

Ce n'est évidemment pas une fatalité. On pourrait mieux accueillir ces personnes en accordant davantage l'asile et en délivrant plus rapidement et facilement des titres de séjour, ce qui leur permettrait de trouver un travail et un logement. C'est d'ailleurs tout l'esprit du plan « logement d'abord », dont l'objectif est de permettre aux personnes de n'être pas dépendantes d'un hôtel, d'un hébergement d'urgence ou de la solidarité familiale et amicale. Ce verrou, point faible du plan « logement d'abord », n'est ni financier, ni technique, mais purement idéologique. Régulariser davantage n'est pas très compliqué. Ce serait la solution la plus facile et la plus rapide pour sortir ces personnes de la rue ou des hébergements d'urgence et, par la même occasion, libérer des places pour accueillir d'autres populations qui seraient davantage dans le besoin.

Autre flux négatif : les expulsions locatives. Avec 17 500 expulsions, l'année 2022 – la dernière pour laquelle nous disposons de données – a battu un record. À l'exception de la période de covid-19, durant laquelle les expulsions ont été moins nombreuses, chaque année bat le record de l'année précédente. Il est paradoxal d'accueillir dans des hébergements d'urgence des personnes qui accumulent les impayés de loyers alors que le plan « logement d'abord » vise à faciliter l'accès au logement. Deux forces contraires s'affrontent au sein même de l'État : la Dihal essaie de prévenir les expulsions des locataires et l'évacuation des bidonvilles alors que le ministère de l'intérieur, dans une logique plus répressive, tente de les accélérer. Je caricature le tableau mais je ne suis pas loin de la réalité.

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