Intervention de Achille Mbembe

Réunion du mercredi 15 novembre 2023 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Achille Mbembe, professeur d'histoire et de sciences politiques à l'université du Witwatersrand à Johannesburg et directeur de la Fondation de l'innovation pour la démocratie :

Je vous remercie de m'avoir invité à cet exercice et précise que nous avons pris connaissance il y a quelques jours les propositions du rapport des deux membres de la commission des affaires étrangères auquel vous avez fait allusion.

Dans un premier temps je souhaite vous faire part de remarques d'ordre général pour notre débat.

Depuis le coup d'État intervenu au Niger, les critiques de la politique africaine de la France se sont amplifiées. Elles revêtent une teneur différente selon qu'elles proviennent des milieux militaires et du renseignement ; des acteurs du développement ou de la coopération, culturelle en particulier ; des mouvements de défense et de protections des migrants et des réfugiés ; des milieux de la recherche scientifique, voire des milieux diplomatiques. Dans les milieux d'affaires, certains estiment parfois l'aide au développement devrait servir en priorité à l'expansion des entreprises françaises en Afrique.

Ces critiques franco-françaises sont importantes et il faut les entendre. Je voudrais néanmoins m'appesantir sur les critiques qui émanent du continent lui-même et qui sont, elles aussi, loin d'être homogènes. Elles portent sur la supposée persistance de l'héritage colonial et du système dit de « la Françafrique ». Ce système, qui fut progressivement mis en place au lendemain de la deuxième guerre mondiale, avait pour but de prolonger la mainmise de la France sur ses anciennes possessions africaines, par l'indépendance formelle, le mélange de mécanismes officiels assumés ou revendiqués, et des logiques de l'ombre. Je souhaite insister sur la critique effectuée par divers milieux en Afrique sur trois de ses piliers. Le premier pilier concerne le système du franc CFA ; le deuxième porte sur les bases militaires dont beaucoup pensent qu'elles sont illégitimes, et le troisième, sur les désillusions de la francophonie.

Il m'apparaît important de partager avec votre commission l'idée d'un nouveau cycle historique dans lequel l'Afrique est lancée. Si nous voulons réformer la relation entre la France et l'Afrique, il faut bien comprendre que, du côté africain, nous sommes entrés dans un tournant historique, mû en particulier par des forces endogènes. En effet, le continent fait l'expérience de transformations multiples et simultanées, d'ampleur évidemment variables, mais qui touchent tous les organes de la société et qui se traduisent par des ruptures en cascade. La France, comme d'ailleurs ses compétiteurs, jouera un rôle secondaire dans ce nouveau cycle historique. Dès lors, la question consiste à savoir si la France est prête à l'accepter.

Ce nouveau cycle historique sera également caractérisé par une accélération des luttes internes pour le contrôle des moyens de prédation, qu'illustrent certains des coups d'État intervenus récemment. Ces logiques de prédation se sont elles-mêmes accélérées au détour des années 1990, lorsque l'Afrique est rentrée sous la coupe des institutions financières internationales et que les pays ont été obligés non seulement de consacrer l'essentiel de leurs revenus au remboursement de la dette, mais également de procéder à des privatisations massives, ouvrant de ce fait un nouveau cycle de lutte pour l'accumulation et un nouveau cycle d'inégalités, qui n'ont cessé de croître depuis.

Au fond, ces coups d'État sont des symptômes de ces lames de fond, de ces transformations en profondeur. En ce moment, tous les États africains se caractérisent par une emprise plus ou moins forte du militariat – c'est-à-dire à la fois les forces armées formelles, mais aussi toutes les entités pouvant disposer d'armes – sur les positions de pouvoir et d'accumulation.

Compte tenu de ces éléments, il me semble nécessaire de réactiver le projet démocratique, le projet d'une démocratie substantive, qui irait au-delà des réformes introduites ici et là dans les années 1990 et qui ont abouti au multipartisme. Cependant, l'introduction du multipartisme n'a pas fondamentalement signifié le passage à la démocratie, sauf si l'on s'accorde à dire que celle-ci est une démocratie purement électorale, et encore. La relance de l'agenda démocratique sur le continent sera fondamentalement réalisée par des forces africaines, qui accepteront d'initier sur le terrain et dans la durée un mouvement de fond, lui-même adossé à de nouvelles coalitions sociales, intellectuelles et culturelles qui accepteront de travailler sur le temps long.

Quelle est la place de la France dans ce type de projet ? La France a une place, à certaines conditions. Tout d'abord, elle doit accepter d'effectuer un certain nombre de choix. Trois choix sont ainsi possibles.

Le premier choix serait celui de l'entêtement, c'est-à-dire des interventions militaires à répétition, une suite sans fin d'opérations extérieures conduites par des forces spéciales. Il s'agirait là d'une logique sécuritaire réduite à son degré zéro. À mon avis, il faut la remplacer par une conception de la sécurité élargie, une sécurité humaine, dont l'aspect militaire ne serait qu'une des composantes. Il est difficile de voir quels seraient les objectifs à long terme de cette politique de la force. Dans le climat actuel de montée d'une vision néo-souverainiste en Afrique, une telle option constituerait pour la France un auto-sabordage.

La deuxième voie est celle de la purge ou de la rupture unilatérale. Comme vous le savez, ce scénario avait été mis en œuvre en 1958 en Guinée Conakry, au moment de la décolonisation. Il me semble qu'une version soft de cette décolonisation, par défaut cette fois-ci, est en cours au Mali ou au Niger, où la France n'est plus au centre du jeu. Ceux qui ont visité ces pays récemment ont constaté un début d'assèchement des rentes de toutes sortes : rentes militaires, rentes de l'aide publique au développement, rentes alimentaires. Mais il est très difficile pour le moment d'en mesurer les conséquences. Lorsque la purge sera terminée, il sera peut-être envisageable de construire quelque chose d'autre, sur des bases différentes. Mais pour le moment, nous n'en savons rien.

La troisième option consiste à forger consciemment une autre voie, que j'appelle la voie de la « juste distance ». Cette voie est d'ores et déjà à l'œuvre dans certains pays. Vivant en Afrique du Sud, je travaille étroitement avec l'ambassade de France dans ce pays et j'observe la manière dont la relation se tisse. Ce qui se passe là-bas est l'exemple même de la politique de la juste distance à laquelle je fais référence. Mais j'imagine qu'elle est également à l'œuvre dans d'autres pays comme l'Angola, le Nigeria ou le Kenya.

Je pense que cette voie de la juste distance permettrait de sauver ce qui peut encore l'être, des deux côtés. Pourrait alors commencer une longue période de réinvention, avec de part et d'autre, de nouvelles connexions intellectuelles, culturelles, économiques et sociales. Mais pour y parvenir, la France doit reconstruire de fond en comble son outil diplomatique sur le continent. Le rapport de Bruno Fuchs et Michèle Tabarot contient une longue liste de propositions qui, à mon avis, devraient être prises en considération. Dans cette liste, une place est notamment accordée à l'idée d'une réinvention de l'outil diplomatique.

Ensuite, il faut tourner le dos à une vision à mon avis statique et souvent décontextualisée de la paix, de la sécurité et de la stabilité. Cette nouvelle conception ne doit pas être uniquement militaire. Il est évidemment important de lutter contre les groupes djihadistes, mais cette lutte ne peut constituer l'intégralité de la sécurité humaine sur le continent. Cette sécurité humaine ne peut pas non plus être envisagée uniquement sous le prisme des seuls intérêts européens, à commencer par la protection des frontières extérieures de l'Union et de la lutte contre l'immigration dite illégale.

Au fond, le meilleur moyen de contribuer à la sécurisation des frontières externes de l'Union sur son flanc africain consiste à soutenir les politiques de modernisation des frontières à l'intérieur même du continent et de faciliter au maximum la circulation des Africains au sein de ce continent. Or pour le moment, la politique européenne se limite à une externalisation de ses frontières, en dehors du contexte européen lui-même.

D'autres conditions sont naturellement nécessaires. Ainsi, il faut relancer un nouveau cycle d'innovations, mais également rouvrir le débat sur la présence et la légitimité des bases militaires en Afrique et sur l'avenir du franc CFA. Une fois que nous nous serons débarrassés de ces « chiffons rouges », nous nous serons donné un espace de respiration pour poser des bases nouvelles d'une relation bénéfique pour tous.

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