Intervention de David Valence

Réunion du mercredi 13 décembre 2023 à 17h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDavid Valence, président :

Je me joins évidemment aux félicitations que vous avez adressées aux administrateurs de l'Assemblée nationale.

Nous avons travaillé dans le cadre des interrogations que M. le rapporteur avait soulevées au nom du groupe Gauche démocrate et républicaine-NUPES.

La première question visait à déterminer si la libéralisation du fret ferroviaire à partir de 2005 avait eu un effet, négatif ou positif, sur l'évolution de la part modale du fret ferroviaire dans le transport de marchandises dans notre pays. Les facteurs de régression de la part du fret tenaient, d'abord, à la désindustrialisation de notre pays, qui a induit une contraction du volume des marchandises pondéreuses à transporter, à la concurrence avec la route, dont l'iniquité n'a été prise en compte qu'en 2010 par le législateur avec la création de l'écotaxe, et à la qualité du service fourni par l'opérateur public de fret ferroviaire – malgré toute l'affection que je porte à M. le rapporteur et le respect que son travail m'inspire, je regrette que cette question ne soit pas suffisamment mise en avant alors que de nombreuses personnes auditionnées en ont fait état ; soulever ce point ne revient absolument pas à remettre en cause l'attachement des salariés de Fret SNCF à leur travail et à leur mission de service public d'intérêt économique.

La libéralisation du fret ferroviaire n'a pas eu d'effet bénéfique sur l'évolution de la part modale en France, celle-ci s'étant maintenue dans une fourchette comprise entre 9 % et 12 %. Le tonnage transporté a fortement diminué, mais cette baisse a touché tous les modes de transport de marchandises. Ceux qui prônaient la libéralisation pour stimuler la demande de fret ferroviaire seront nécessairement déçus en lisant le rapport, mais ceux qui voyaient dans la libéralisation l'explication de tous les maux du secteur éprouveront la même frustration – on sent d'ailleurs un grand embarras sur ce point à la lecture du rapport.

Le fret a souffert, jusqu'à une date relativement récente, d'un défaut de priorisation au sein du groupe public ferroviaire, lequel n'a pas apporté suffisamment de soin, affecté suffisamment de cadres de bon niveau et développé de stratégie autre que malthusienne. Il a également souffert des lacunes des politiques publiques dans ce domaine pendant des décennies. Le rapport le note, mais il faut le dire avec plus de force : jusqu'en 2021, il n'y avait aucune aide au wagon isolé en France, contrairement à d'autres pays européens ; jusqu'à cette date, l'aide au transport combiné, dite « aide à la pince », et l'aide au péage étaient notoirement plus faibles en France que chez nos voisins.

Jusqu'à 2009 et le premier plan de relance non pas de Fret SNCF mais du fret, conçu par Jean-Louis Borloo, le lien entre la transition écologique et le fret ferroviaire n'occupait pas le cœur des politiques publiques du secteur. Ce plan n'a pas produit beaucoup d'effets, mais il fut la première tentative de déploiement d'une stratégie globale qui ne soit pas une simple tentative de relancer Fret SNCF.

Les réorganisations et les repositionnements stratégiques successifs ainsi que le changement de nom ont été de nature à déstabiliser les salariés et le secteur du fret : les mêmes causes auraient produit les mêmes effets dans n'importe quelle autre entreprise, publique comme privée.

Le deuxième grand thème concerne le tournant de 2021. Je pense avoir présidé les travaux de la commission d'enquête avec impartialité, mais il faut reconnaître – comme l'ont fait l'ensemble des acteurs de l'Alliance fret ferroviaire français du futur (4F) auditionnés – qu'il s'est passé quelque chose d'important cette année-là, même si d'autres chemins auraient pu être empruntés, même s'il y avait des assurances à donner et même si une temporalité plus longue devait être dessinée. Le Gouvernement a choisi, en mai 2023, l'option de la discontinuité pour répondre à l'enquête publique approfondie lancée par la Commission européenne au début de cette année.

Les gouvernements français successifs avaient-ils sous-estimé la menace avant janvier 2023 ? Les documents auxquels vous avez eu accès, monsieur le rapporteur, montrent que l'on peut répondre par la négative à cette question. En effet, des échanges réguliers – parfois plus denses que ce dont les acteurs se souvenaient – se sont tissés entre la Commission européenne et les gouvernements pendant de nombreuses années. Le comblement régulier des déficits de Fret SNCF à partir de 2006 était bien de nature à constituer une aide d'État ; en outre, le statut d'établissement public industriel et commercial (EPIC) pouvait apparaître comme une structure d'aide d'État ; enfin, aucune aide d'État n'a été notifiée par les gouvernements français jusqu'à une date relativement récente. Les États membres ayant conduit des politiques de soutien à leurs opérateurs publics de fret ferroviaire comparables ont systématiquement notifié leurs aides ; dans le cas français, le directeur de la concurrence a constaté l'absence de notification. Il y a lieu de s'interroger sur l'effet produit par un tel choix : le regard particulièrement sévère posé par la Commission européenne sur la situation de Fret SNCF peut en partie s'expliquer par cette orientation.

Je ne m'étendrai pas sur les arguments que vous faites valoir, monsieur le rapporteur, pour défendre le soutien apporté à Fret SNCF pendant de nombreuses années. Ils reprennent pour partie, avec un ton nécessairement différent, ceux que le Gouvernement a produits. Nos travaux l'ont montré et vous l'écrivez dans le rapport, le Gouvernement a défendu de manière répétée, dès 2018, l'opérateur public de fret ferroviaire. Le covid a suspendu les échanges entre 2020 et 2021 : il est donc difficile de défendre la thèse d'un bras de fer entre le Gouvernement et la Commission durant cette période.

Un point n'a pas été complètement éclairci par nos travaux, malgré la ténacité de notre rapporteur : nous ne savons pas vraiment quel rôle a joué, dans la transformation du groupe public ferroviaire en société anonyme (SA), et donc de Fret SNCF en société par actions simplifiée (SAS), la volonté de répondre au reproche relatif au statut d'EPIC au regard de sa conformité au droit européen.

La décision prise en mai 2023 par le Gouvernement est-elle la bonne ? C'est une question d'appréciation du risque. Lorsque la Commission européenne a entamé une procédure, au mois de janvier, les chargeurs, et singulièrement les chargeurs captifs, ceux qui font rouler beaucoup de wagons isolés, pour lesquels Fret SNCF reste l'opérateur de référence même s'il n'est plus seul, se sont inquiétés. L'incertitude des clients de Fret SNCF a été exprimée avec force et il faut l'entendre. Je me souviens notamment de notre échange avec ArcelorMittal.

Le rapport détaille les contours du plan de discontinuité : création de deux entreprises distinctes, cession de vingt-trois flux, interdiction faite à la SNCF de candidater pendant dix ans sur ces marchés... C'est un crève-cœur pour l'entreprise publique, le ministre délégué aux transports l'a dit. Ce plan est toutefois moins brutal que d'autres subis par le passé, en ce qui concerne tant les cessions de volume d'activité que le chiffre d'affaires.

Le marché du fret ferroviaire va être profondément ébranlé. Toutes les solutions ne sont pas trouvées ; la part de sous-traitance sera sans doute importante pendant les premiers mois, voire les premières années. Mais nous avons aussi établi que beaucoup des flux cédés sont captifs : on ne transporte pas du jour au lendemain des substances chimiques, des matières dangereuses, des bobines chaudes ou des céréales sur la route quand on les transportait par le rail. Nous sommes dans une situation difficile, voire inextricable, mais il est nécessaire d'organiser ces cessions et ces sous-traitances dans les meilleures conditions possible au cours des mois qui viennent.

Encore une fois, chacun ici a la liberté de se prononcer comme il l'entend. Ce qui nous sépare, c'est l'évaluation du risque réel qui pesait sur Fret SNCF. Personne ne dit que le Gouvernement n'a pas fait preuve d'une volonté signalée de préserver un opérateur public de fret ferroviaire.

Nous pouvons nous retrouver sur l'interrogation concernant l'évolution du droit européen, encore très marqué par le respect du droit de la concurrence et pas encore suffisamment par l'attention à la transition écologique, préoccupation majeure de nos générations.

L'une de vos recommandations, monsieur le rapporteur, est de modifier le plan de discontinuité : vous espérez que des pressions de la France pourraient permettre de ramener de dix à cinq ans le délai après lequel Fret SNCF pourra reprendre des flux.

Vous revenez aussi sur les limites, à l'avenir, du soutien public au secteur du fret ferroviaire : il pourra être de l'ordre de 30 % de l'activité constatée ; au-delà, nous risquerions une nouvelle procédure de la Commission européenne.

Vous insistez sur la nécessité de rétablir une concurrence plus juste avec la route. J'ai peur que vous ne vous berciez d'illusions sur les effets d'une écoredevance sur le report modal – écoredevance à laquelle je suis par ailleurs favorable, et pas seulement à une échelle régionale.

Vous insistez – peut-être pas assez à mon goût – sur le caractère exceptionnel de l'investissement de 930 millions annoncé dans les lettres de mission envoyées aux préfets de région. Ce sera la première fois que tous les contrats de plan État-régions (CPER) comprendront un volet consacré au fret ferroviaire. Vous vous réjouissez que les collectivités territoriales s'emparent de ce sujet, ce qui n'était pas le cas pendant longtemps : là encore, vous pourriez à mon sens insister davantage.

Vous vous interrogez sur la nécessité de mobiliser d'autres marchés, d'autres crédits. Ainsi, les certificats d'économie d'énergie (C2E) sont très mobilisés sur des enjeux énergétiques, peu sur des enjeux de transport. Ils pourraient pourtant être utiles, notamment pour l'équipement et le matériel. Ce sont des entreprises ferroviaires qui nous l'ont dit.

Je terminerai sur un sujet moins consensuel : celui de la concurrence intramodale. Les salaires chez Fret SNCF sont significativement différents de ceux versés par les autres opérateurs de fret ferroviaire, ce qui l'affaiblit par rapport à ses concurrents.

Je redis tout le plaisir que j'ai eu à travailler avec vous, monsieur le rapporteur, et tout ce que vous m'avez appris.

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