Intervention de Emmanuel Puisais-Jauvin

Réunion du jeudi 9 novembre 2023 à 10h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes :

Vous l'avez dit vous-même, il est très important de prendre en considération les trois niveaux d'aides contestées.

L'état d'esprit de la Commission européenne peut s'expliquer par sa décision de 2005, par laquelle elle avait validé une aide à la restructuration de Fret SNCF en partant du principe que c'était « one time, last time », autrement dit qu'il s'agissait, en quelque sorte, d'un solde de tout compte et qu'il ne pourrait y avoir d'autres aides d'État. Cette logique l'a amenée à considérer que l'enquête approfondie devait remonter jusqu'à 2007, constatant qu'il y avait eu, à partir de cette date, un comblement régulier du déficit de l'entreprise susceptible d'être assimilé à une aide d'État. Bien avant la question de la dette financière, que vous avez mentionnée ensuite, il y a donc un problème potentiel.

Il est évident que, pour la Commission, l'effacement de la dette financière est un élément qui s'ajoute au dossier. Il s'agit également, de son point de vue, d'une mesure susceptible de constituer une aide d'État. Elle se réfère d'ailleurs, dans sa décision du 18 janvier dernier, à l'ordonnance du 3 juin 2019 et à la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne.

Je vous confirme que l'ouverture du capital de Fret SNCF fait partie des éléments composant le faisceau d'indices que j'évoquais tout à l'heure. Il faut toujours garder à l'esprit que la discontinuité ne se fonde pas sur un seul critère, mais sur un ensemble d'éléments : l'appréciation tient compte des spécificités de chaque situation, elle n'est heureusement pas mécanique et aveugle. Autrement dit, il n'existe pas une discontinuité qui ressemble à une autre, même s'il y a, par définition, des éléments communs. Je le répète : lorsque nous avons construit notre schéma, l'ouverture du capital nous est apparue, du point de vue juridique, comme l'un des éléments nécessaires du faisceau d'indices, à côté de la dimension économique, permettant de bien documenter la discontinuité. Nous espérons que la Commission européenne en tiendra compte lorsqu'elle rendra sa décision.

Nous souhaitons que le capital soit ouvert à des entités ou des acteurs publics. À l'heure actuelle, je ne sais pas précisément lesquels, mais l'APE pourrait répondre à cette question. L'idée est que l'entreprise ne soit pas contrôlée exclusivement par le groupe SNCF.

Vous m'avez demandé à quel moment l'option de ce schéma de discontinuité est apparue. Je n'ai moi-même découvert ce dossier qu'en août 2022. Cependant, j'ai compris que la question de la discontinuité avait été présente assez tôt dans les débats, mais d'une manière assez théorique, l'État réfléchissant naturellement à toutes les options. Tout en essayant de convaincre la Commission qu'il n'y avait pas eu d'aides d'État illégales, les autorités françaises ont mis ce schéma sur la table, ne serait-ce que parce que c'est la solution classique que l'on envisage pour échapper à l'obligation de remboursement des aides d'État qui résulterait d'une éventuelle décision de la Commission.

Vous avez évoqué le rapport McKinsey. Dans le cadre de mes fonctions, je n'ai jamais eu à en connaître. Ce n'est pas du tout sur ce rapport que je me suis fondé, avec mes équipes, pour contribuer, dans le cadre de la coordination interministérielle, à l'élaboration du schéma. Cependant, le fait même qu'il ait été commandé en 2019 montre bien que l'option de la discontinuité a été explorée dès cette date.

Le sujet est devenu moins théorique à mesure que grandissait notre sentiment que la Commission pourrait ouvrir cette enquête. C'est alors que nous avons construit ce schéma, qui a été présenté par le ministre quelques mois plus tard, en mai 2023.

Y a-t-il eu un raidissement de la Commission ? Je comprends que l'on puisse avoir cette impression. Cependant, je ne pense pas qu'il y ait eu une accélération particulière du dossier. Ce dernier était sur la table depuis très longtemps, puisque les premières plaintes remontent à 2016. En 2022, la Commission a simplement considéré, malgré les échanges que nous avions eus et après s'être fait une idée précise du dossier, qu'il fallait entrer dans une nouvelle phase. Cela s'est matérialisé par l'ouverture d'une enquête approfondie, qui est une décision politique prise par le collège des commissaires.

Vous m'avez enfin demandé ce que l'Union européenne pouvait faire en matière de fret ferroviaire. Pour bien comprendre l'état dans lequel se trouve le fret en France, il faut objectiver les choses. La libéralisation peut faire l'objet d'un débat mais, quand on analyse la situation dans le détail, on s'aperçoit qu'elle n'est pas la raison du déclin du fret. Les chiffres montrent que ce déclin a commencé bien avant l'entrée en vigueur effective des paquets ferroviaires, puisque le secteur a perdu 30 % de part modale dans le transport de marchandises entre 2000 et 2006, avant que ce taux se stabilise autour de 10 %. Depuis deux ans, le fret ferroviaire retrouve de la vigueur puisqu'il tend vers l'objectif de 18 % d'ici à la fin de la décennie. C'est une très bonne chose, même si ce n'est évidemment pas suffisant. Tout cela vous a été précisément exposé lors des précédentes auditions.

Ces chiffres témoignent d'un besoin d'investissements considérable. Le fret ferroviaire a peut-être été trop perçu, par le passé, comme une variable d'ajustement, même si la diminution de sa part modale est aussi liée à la désindustrialisation de notre pays. Ce que l'Europe peut faire, c'est soutenir – comme elle le fait déjà en partie – les investissements dans le domaine du fret ferroviaire. Le plan France Relance ainsi que le plan de relance européen vont dans ce sens, notamment dans une perspective de décarbonation. C'est aussi tout l'enjeu du Pacte vert pour l'Europe, dont la négociation a été au cœur du mandat de la Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen et dont la mise en œuvre par la prochaine Commission supposera des investissements très importants. Ces derniers pourront être financés par des mécanismes très divers, que ce soit au sein du budget de l'Union, notamment dans le cadre du plan de relance, ou par des prêts consentis par la Banque européenne d'investissement (BEI), dont on ne parle pas suffisamment alors qu'elle joue un rôle éminemment structurant dans la vie économique de l'Union. Ce programme d'investissements pourrait constituer l'un des éléments forts des orientations stratégiques que le Conseil européen définira en juin 2024 et qui structureront la vie et l'agenda de l'Union européenne.

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