Intervention de Dominique Riquet

Réunion du jeudi 26 octobre 2023 à 15h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Dominique Riquet, député européen :

Je tiens à vous dire en préambule que j'ai été impressionné par la qualité des personnalités que vous avez déjà auditionnées et je me demande si je pourrai ajouter des éléments substantiels à ceux qui vous ont été déjà transmis par les prestigieux intervenants précédents.

J'évoque d'abord l'histoire du fret ferroviaire. En 1840, le rail représentait 2 % du trafic de marchandises quand la part de la route était de 70 %. En 1924, qui fut l'apogée du fret ferroviaire, la proportion était complètement inversée, le rail occupait une place prépondérante, avec 78 %, contre 10 % pour la route. Par la suite, la révolution pétrolière a consacré la domination de la route et désormais, la part modale du fret s'établit environ à 10 % en France.

Que s'est-il passé depuis la libéralisation du fret ferroviaire en Europe ? Entre 2007 et 2020, si la part du fret ferroviaire représente en moyenne 17,3 % en Europe, elle varie sensiblement d'un État membre à un autre. Elle correspond à 5,1 % en Espagne, 5,9 % aux Pays-Bas, 9,6 % au Royaume-Uni ; 9,8 % en France ; 11 % en Belgique et au Danemark ; 13,5 % en Italie ; 14 % au Portugal ; 17,9 % en Allemagne ; 24 % en Pologne ; 27 % en Finlande et 30 % en Suède. Pour mémoire, cette part est de 35 % en Suisse.

La variation de la part du fret ferroviaire dans les différents pays est relativement faible, avec cependant quelques différences selon les pays. Le fret ferroviaire a gagné en Espagne 0,5 % de parts, aux Pays-Bas 1,8 %, en Italie 4 %, en Pologne 3,6 % et en Suède 2,4 %. À l'inverse, il recule au Royaume-Uni de 3,3 %, en France de 1 % et en Allemagne de 0,3 %. Dans les pays où la part du fret ferroviaire était initialement plus forte, ce mode de transport connaît une progression plus marquée ou un recul plus modéré.

Pourquoi existe-t-il un tel déséquilibre entre le rail et la route ? La route dispose d'avantages en raison de sa plasticité sur les infrastructures, du matériel roulant, du personnel, des services, voire des mesures fiscales qui lui sont appliquées. De plus, les internalités et externalités qui sont « offertes » à la route n'ont pas toujours été prises en compte. Je pense ainsi aux émissions de dioxyde de carbone, au réchauffement climatique, à la pollution, à la congestion des routes, à la sécurité, à la dégradation des infrastructures ou au bruit.

Les avantages compétitifs de la route face au rail ont été d'autant plus marqués qu'ils ont été renforcés par une inégalité de traitement entre les deux modes de transport. Partout en Europe, la part du fret routier a en moyenne augmenté de manière considérable. En France, le transport de marchandises par la route atteint ainsi presque 90 %, passant de 126 milliards de tonnes-kilomètres en 1984 à 310 milliards de tonnes-kilomètres aujourd'hui. Le bilan comptable de Geodis est à ce titre particulièrement éloquent.

Quelles sont les spécificités françaises en matière d'infrastructures et de gestion ? Le réseau français est tout d'abord marqué par sa structure en étoile avec, en son centre, la région parisienne. Cette structure, héritée du XIXe siècle, explique la très grande faiblesse des liaisons transversales et la grande faiblesse des liaisons internationales, c'est-à-dire transfrontalières. À la frontière nord, par exemple, il n'existe quasiment pas de liaisons de fret ferroviaire depuis la façade maritime jusqu'à la Moselle. Il en va de même pour les Pyrénées.

Ensuite, nos annexes sont insuffisantes, en mauvais état ou en déshérence. Nos gares de triage, dont une bonne partie ont été progressivement désaffectées, sont réduites à la portion congrue. Il reste aujourd'hui cinq gares de triage opérationnelles en France, contre soixante-cinq en Allemagne. De même les terminaux de transfert pour le transport combiné sont au nombre de quarante-cinq en France contre deux cent trois en Allemagne. La logistique d'entrepôts et les systèmes de transfert présentent également une situation faible dans notre pays. Celle des ports est également peu favorable, au même titre que notre tissu industriel.

Une troisième caractéristique du réseau est la faiblesse de l'investissement. Il est impossible de connaître avec précision le niveau des investissements réalisés en matière de matériel roulant pour le fret ferroviaire. Cependant, ils ne sont pas florissants. L'investissement par habitant et par an dans l'infrastructure ferroviaire est de 45 euros en France contre 103 euros en Italie et 124 euros en Allemagne. Le financement public annuel s'établit ces dernières années en France à 4,5 milliards d'euros, dont plus de 2 milliards de fonds propres, soit la moitié de ce que l'on observe en Allemagne, où les fonds propres ne représentent par ailleurs que 1,8 milliard d'euros.

Dans le cadre du plan de relance européen et du grand emprunt européen associé, des annonces d'investissement dans les infrastructures à hauteur de 5 milliards de d'euros ont été effectuées en Italie et en Allemagne, et elles ont été effectivement déjà plus ou moins détaillées, ce qui n'est pas le cas en France.

Le quatrième élément de la spécificité française concerne la gestion, c'est-à-dire la faible utilisation du réseau. Celle-ci se situe à 42 kilomètres par jour en France, soit la plus faible utilisation en Europe à l'exception de la Pologne et de l'Espagne. Il faut également déplorer un très faible retour du péage sur le réseau du fret : seulement 3 % des ressources de SNCF Réseau proviennent du fret. Cela explique notamment la priorité donnée aux passagers.

La gestion des flux n'est pas centralisée et l'attribution des sillons demeure incertaine et instable. Il faut également relever des problèmes de fiabilité, de marketing et d'offre. Bien souvent, le fret est considéré comme une variable d'ajustement aux travaux ou aux incidents ou accidents qui peuvent affecter l'ensemble du réseau, notamment le réseau de transport de passagers.

Enfin, le statut des personnels de la SNCF ne constitue pas nécessairement un facteur de compétitivité par rapport à la concurrence européenne ou internationale. Finalement, le fret ferroviaire a été considéré comme un foyer de pertes et a incité l'établissement public industriel et commercial (EPIC), puis la holding, à rééquilibrer son transfert de marchandises vers la route. À ce titre, il est intéressant d'observer l'évolution simultanée de Fret SNCF et Geodis, pour des raisons qui relèvent toutes de la compétitivité intrinsèque et extrinsèque au fret ferroviaire.

Je souhaite à présent achever mon exposé en évoquant les différences de statut et de situation entre la France et l'Allemagne, deux pays dotés d'une très forte tradition ferroviaire et d'un opérateur historique majeur. La SNCF et la Deutsche Bahn (DB) bénéficient d'une part de marché dans le fret identique sur leurs territoires respectifs, soit environ 50 %. En valeur, la part allemande est plus élevée puisque le fret y est plus développé. De même, le résultat net est comparable en pourcentage, puisque le déficit courant de Fret SNCF s'élève à 300 millions d'euros quand celui de la DB est 670 millions d'euros.

En revanche, les volumes transportés ne sont pas identiques : en Allemagne, le fret ferroviaire transporte 110 millions de tonnes contre 33 millions de tonnes en France. L'investissement sur le réseau est nettement plus important en Allemagne, puisque les investissements publics y sont deux fois supérieurs. J'ai déjà évoqué la dépense d'investissement dans les infrastructures ferroviaires par habitant, qui s'établit à 45 euros en France contre 124 euros en Allemagne.

En conclusion, le fret ferroviaire en général a beaucoup souffert de la concurrence de la route, pour des raisons qui relèvent à la fois à d'une meilleure compétitivité de cette dernière et de l'absence de prise en compte des externalités. En France, la politique d'investissement, d'entretien et d'amélioration pour les infrastructures de fret ferroviaire est assez largement inférieure à ce qu'elle peut être dans d'autres grands pays industriels et ferroviaires.

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