Intervention de Rima Abdul-Malak

Réunion du mardi 7 novembre 2023 à 17h15
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Rima Abdul-Malak, ministre de la Culture :

Après le projet de loi sur les biens culturels spoliés dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945, adopté à l'unanimité après de riches échanges, je suis très heureuse de vous retrouver pour ce texte qui concerne un autre sujet de restitution très important et sensible : les restes humains. Ce sujet vient à son tour contribuer au travail d'apaisement des mémoires que j'ai inscrit au cœur de mes priorités lors de ma nomination. La proposition de loi a été défendue au Sénat par Catherine Morin-Desailly, Max Brisson et Pierre Ouzoulias. Je veux profiter de cette occasion pour saluer leur travail et leur ténacité qui a permis au texte d'arriver sur le bureau de votre commission. Je veux aussi remercier chaleureusement Christophe Marion pour le travail approfondi qu'il a mené de manière très précise, subtile et délicate, travail qui l'a conduit à faire de nombreuses consultations et à proposer quelques ajustements.

Comme j'ai eu l'occasion de le dire au Sénat, cette loi peut sembler technique mais elle est en fait assez philosophique, en ce qu'elle touche au plus profond de notre humanité, à notre rapport à la mort, à la fraternité. Elle nous permet d'affirmer la valeur universelle de la dignité de la personne. C'est une loi qui touche autant à l'intime qu'au collectif. Par le passé, des restes humains sont entrés dans nos collections publiques, après avoir été acquis de manière illégitime voire violente. Que l'intention fût à l'époque de recueillir des trophées ou de constituer des collections, dont on croyait qu'elles pouvaient dire quelque chose des différences entre les hommes, le résultat est le même : par ces actes, l'humanité a été blessée, des peuples ont été lésés.

Cette proposition de loi-cadre nous donne l'occasion d'avancer collectivement sur le chemin des restitutions. Je voulais vous citer la conclusion de l'avis n° 111 du Comité consultatif national d'éthique qui soulignait déjà en 2010 : « L'argument historique – la nécessité de préserver des traces et des vestiges d'un passé révolu – vaut d'être mis en balance avec d'autres valeurs telles que le respect de chaque civilisation et l'amitié entre les peuples. » On parle bien de cela aujourd'hui : le respect de chaque civilisation mais aussi l'amitié entre les peuples. Cette loi, si elle est adoptée, fixera un cadre pour faciliter le traitement des dossiers de restitution de restes humains, ce qui est éminemment souhaitable et attendu.

Les restes humains ne peuvent pas, pour l'instant, être restitués sans passer par la loi, laquelle consacre l'inaliénabilité des collections, un principe hérité du domaine royal qui a été réaffirmé par la République. Il n'est pas question de remettre en cause ce principe protecteur qui garantit la transmission du patrimoine de la nation. Toujours est-il que, jusqu'à présent, seules deux lois d'exception ont permis d'aller au bout d'une démarche de restitution de restes humains, pour l'Afrique du Sud et la Nouvelle-Zélande. Ces deux lois ont été l'occasion de débats nourris et passionnants dans nos assemblées. Elles ont aussi facilité, je pense, l'émergence de ces sujets dans l'opinion publique. Mais elles ne concernent que des cas particuliers et n'ont pas permis de dégager de principes généraux.

C'est pourquoi la proposition de loi est très bienvenue pour répondre à ce manque. Elle pose un cadre pleinement applicable aux demandes adressées à la France par des États étrangers. Elle permettra de conduire de manière méthodique et raisonnée, avec toute la rigueur scientifique requise, un processus de restitution sans pour autant porter une atteinte excessive à l'intégrité des collections publiques. Il y aura, à chaque fois, un comité scientifique bilatéral qui travaillera sur l'identification des restes humains. Cela a déjà été fait avec l'Algérie et avec l'Australie, et le sera prochainement avec Madagascar. Il ne sera pas toujours nécessaire de constituer ce comité bilatéral. Par exemple, pour le squelette du fils d'un chef amérindien de la communauté Liempichún, qui a fait l'objet d'une demande de restitution de l'Argentine, les conditions d'appropriation par pillage de la sépulture, par l'équipage du comte Henry de La Vaulx, entre 1896 et 1897, ont été très bien documentées. L'identification des restes de la dépouille a donc été parfaitement établie.

Le texte a pour objectif de sécuriser le processus de sortie des collections publiques du point de vue scientifique, pour éclairer la décision politique qui suivra, après l'étape du contrôle rigoureux par le Conseil d'État du respect du cadre législatif applicable. La proposition de loi permet de trouver un point d'équilibre entre le respect du principe protecteur de l'inaliénabilité des collections et la juste réponse à apporter à des demandes légitimes de la part de populations dont la conservation en collection des restes humains de leurs aïeux heurte la sensibilité et ne permet pas d'accomplir les coutumes funéraires.

J'ai bien conscience que plusieurs préoccupations sont apparues au cours du débat parlementaire, sur trois points en particulier. Le premier porte sur ce que l'on entend par la finalité funéraire assignée après la restitution. Christophe Marion a été très clair dans la définition qu'il vient d'en donner. Il y a plusieurs manières d'envisager ce mot. Dans le rapport remis par Jean-Luc Martinez, ainsi que dans les débats qui ont émergé au Sénat, il y avait une unanimité autour du fait que ces restitutions ne pouvaient pas mener à une exposition. En effet, si pour respecter la dignité humaine, nous considérons que des restes humains identifiés ne doivent pas être exposés dans un musée français, si nous considérons légitimes des demandes de leurs descendants de leur rendre hommage, il serait illogique de déroger au respect universel dû au corps du défunt pour l'exposer dans un musée étranger. Il ne faut pas non plus prendre les mots « fins funéraires » dans un sens trop restrictif, comme si nous voulions imposer nos façons de traiter les morts, alors que ce terme inclut beaucoup plus de pratiques et de rites que ce que certains peuvent entendre. Peut-être que pour éviter des interprétations trop limitatives l'expression pourrait intégrer une dimension mémorielle.

Le deuxième sujet de préoccupation concerne le critère de restituabilité sur l'ancienneté des restes humains. Si la loi propose 500 ans, c'est après mûre réflexion et la consultation de divers scientifiques. C'est aussi en raison, tout simplement, de la difficulté d'établir des filiations, de démontrer une continuité généalogique, culturelle, spirituelle, ethnique au-delà de cette durée et de rattacher étroitement des vestiges humains plus anciens aux populations qui les demandent. Préciser « après l'an 1500 » me semble pertinent.

Le troisième sujet de préoccupation, que j'ai tout à fait entendu, c'est le sort des restes humains ultramarins. Je suis évidemment sensible à la demande des descendants de ces Guyanais, qui ont été honteusement exhibés dans l'un de ces zoos humains organisé en 1892 au Jardin d'acclimatation. Au Sénat, le choix qui a été fait était de ne pas retarder cette proposition de loi, très attendue par un certain nombre de partenaires étrangers pour apporter une solution à des dossiers en attente depuis des années. Le sujet des restes ultramarins nécessite un travail complémentaire pour identifier le bon véhicule législatif, dans la mesure où il ne concerne que la France. Il s'agit d'accepter de déroger à l'inaliénabilité des collections. Mon cabinet a engagé un dialogue très constructif avec l'association Moliko Alet + Po, qui soutient une demande de restitution en lien avec les autorités coutumières de la collectivité territoriale de Guyane.

Enfin, je pense que vous allez m'interroger sur les moyens d'accompagner les recherches de provenance et, plus largement, sur la manière de traiter concrètement les demandes de restitution. Nous allons y travailler. J'ai déjà renforcé l'équipe du ministère de la Culture au service des musées de France. Mais il ne s'agit pas non plus de procéder à une identification générale de tous les restes humains des collections publiques, ce qui serait disproportionné. On répond à des demandes ciblées. On mobilisera tous les moyens nécessaires : recherche, billets d'avion, technologies et autres nécessités scientifiques pour faire avancer les recherches de provenance chaque fois que nécessaire. Il n'y a pas que le ministère de la Culture qui est concerné, puisque certaines collections relèvent du ministère de l'Enseignement supérieur et de la recherche. Le ministère des Affaires étrangères peut aussi être impliqué. Les futures commissions scientifiques bilatérales feront des propositions et les moyens de recherche s'adapteront aux besoins exprimés – analyses génétiques, déplacements, bourses de recherche.

Christophe Marion a tout dit avec beaucoup de souffle dans son texte. Cette proposition de loi, c'est un texte de reconnaissance, un texte de dignité, un texte de justice. On ne peut pas réparer les actions du passé mais il est de notre devoir de créer les conditions d'un dialogue serein au présent, ce que va permettre la proposition de loi.

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