Intervention de Laurent Brun

Réunion du mardi 19 septembre 2023 à 15h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Laurent Brun, secrétaire général de la fédération CGT Cheminots :

Quels moyens pour doubler la part modale ? C'est un mélange de différents éléments, étant entendu que la question de la discontinuité est une donnée nouvelle. En 2020, la CGT avait publié un document intitulé « Ensemble pour le fret » dans lequel nous faisions treize propositions. Nous préconisions notamment une reconquête phasée parce que nous ne croyons absolument pas aux objectifs qui sont jetés en l'air. Le doublement du trafic ne nous paraît pas cohérent. Nous souhaitions phaser car il y a beaucoup de choses à remettre en place avant de regagner un développement. Par exemple, nous considérions que, de 2021 à 2030, il fallait assurer la reconstruction de l'entreprise, avec pour objectif de regagner les trafics perdus en 2000. En parallèle de cette reconstruction, il fallait lancer les travaux lourds qui s'avèrent nécessaires, sur l'infrastructure notamment.

Cela permettait une deuxième phase d'accélération dans laquelle, grâce à l'achèvement de ces travaux lourds, on pouvait espérer, entre 2030 et 2040, une progression massive des volumes et une consolidation pour les dix dernières années. On entrerait ainsi dans un cercle vertueux. Après avoir assuré des constructions de volumes massifs, on pourrait associer de nouveaux trafics et de consolider ce développement.

Pour donner un seul exemple, la part de marché du ferroviaire dans les produits métalliques équivaut à environ 40 %. Imagine-t-on passer à 80 %, ce qui signifierait que l'on deviendrait pratiquement monopoliste sur les produits métalliques ? Cela nous paraît totalement délirant. Il faut regarder les choses de manière précise. Un certain nombre de marchés doivent être développés, celui des produits métalliques comme d'autres, mais il faut aussi trouver de nouveaux marchés. À l'exception du Perpignan-Rungis, on ne fait pratiquement plus de primeur. Pourquoi ? Parce que nous n'achetons plus de wagons réfrigérés, parce que les marchés d'intérêt national ont été beaucoup délocalisés et ne sont pas embranchés, parce qu'il n'y a pas de stratégie réelle de liaison avec les ports fluviaux et maritimes pour transporter les importations ou exportations de produits alimentaires. Tout cela nécessite une implication forte de l'État et un peu de temps, sans quoi il est impossible de développer ce type de marché nouveau. Je parle des produits alimentaires, mais il y a par exemple des déchets qui aujourd'hui ne sont pas du tout transportés par la SNCF, ou le bois, qui n'est pratiquement plus transporté par train. Pour un certain nombre de secteurs, il est nécessaire de créer l'activité.

Cela ne se fera pas simplement par des incantations. Nous avons un peu l'impression de voir des sorciers qui font la danse de la pluie. Parfois, il pleut. Parfois, un train est créé par l'opération du marché, mais, la plupart du temps, c'est plutôt la désagrégation du système ferroviaire à laquelle on assiste. Si l'on prend l'exemple du Perpignan-Rungis, pourquoi faut-il 12 millions de subventions par an ? Parce que vous avez d'abord un train, ce qui suppose d'assurer l'investissement en matériel roulant, notamment les wagons, pour une très petite quantité de charge. Le Perpignan-Rungis est un train symbolique, mais c'est une toute petite fraction des produits alimentaires français. Ensuite, il n'y a pas de boucle logistique : le retour se fait à vide. Forcément, cela multiplie les coûts. Pour créer une boucle logistique, il convient d'obtenir tous les marchés nécessaires. Non seulement il faut vous assurer les infrastructures, mais il faut aussi vous assurer que tous les marchés restent à la main de la même entreprise. Si vous faites du Perpignan-Rungis pour monter des primeurs à Rungis et qu'ensuite, à Rungis, vous récupérez des bananes qui viennent du Havre et que vous les amenez à Lille, que de Lille vous récupérez des pommes de terre que vous descendez à Lyon et qu'à Lyon, vous récupérez les fruits de la Drôme pour les transporter par exemple à Perpignan, vous avez fait votre boucle, votre train est plein en permanence et donc rentable. Cette politique de volume faisait la force de la SNCF. Si vous perdez l'un des trafics cités, toute votre boucle tombe par terre, c'est pourquoi personne n'ose se lancer dans ce style d'exploitation.

Il y a un paradoxe aujourd'hui. On ne créera pas de nouveaux marchés dans les conditions actuelles. C'est la raison pour laquelle nous défendons une discontinuité alternative, une discontinuité dans laquelle nous proposons de recréer un service de fret au sein de la SA SNCF Voyageurs. Ce service se chargerait de tous les éléments à caractère stratégique national. La règle de la concurrence est une règle absolue, sauf quand un État considère qu'il y a des éléments stratégiques qui lui imposent d'exclure ces éléments. Parmi ces éléments stratégiques, nous proposons d'inclure tout ce qui est régalien, les transports de l'armée, les transports nucléaires, les éléments sécuritaires, les transports exceptionnels et les transports chimiques, les marchés à créer, tous ces éléments nouveaux sur lesquels il faut investir massivement et, peut-être, éponger un peu les plâtres. Il faut y ajouter le wagon isolé, faute de quoi le wagon isolé ne repartira pas. Aujourd'hui, le wagon isolé n'existe plus. Ce qu'on appelle le wagon isolé, ce n'est déjà plus du wagon isolé comme on le faisait il y a vingt ans, quand on allait chercher un wagon dans une entreprise. Aujourd'hui, ce sont des coupons de wagons. S'il n'y a pas un certain nombre de coupons de wagons préétablis par les entreprises, on ne va pas les chercher car l'objectif est de limiter le nombre d'opérations de manœuvre.

Évidemment, plus vous augmentez le coupon nécessaire, plus vous réduisez le nombre des entreprises qui sont capables de fournir. Si l'on veut un développement massif du transport ferroviaire, il faut aller chercher les wagons des PME et il faut construire des embranchements particuliers. Il faut mettre en place une organisation de production dans laquelle un wagon peut être intégré pour un système efficace. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Nous proposons, puisque cela ne fonctionne pas dans le cadre du marché, d'intégrer le wagon isolé dans ces éléments à caractère stratégique national et de le sortir de la concurrence actuelle.

Les questions environnementales sont importantes parce que le train est un mode « doux ». Or l'État n'a pas de politique de report modal aujourd'hui. Il existe une politique de subventions qui vient en concurrence d'une logique de transport gratuit valant pour le mode routier. Malheureusement, nous sommes obligés de constater qu'à chaque fois que le ferroviaire obtient des subventions, il est rare que le routier n'obtienne pas derrière des aides au moins équivalentes.

Nous ne pouvons pas garantir que la discontinuité satisfait aux exigences de la Commission européenne et nous nous posons énormément de questions sur le fait que la commissaire soit en disponibilité et vise un autre poste : aujourd'hui, quid de ses engagements ? S'agissait-il d'engagements personnels ou collectifs ? Comme nous n'avons pas été associés aux discussions, nous serions bien en peine de le dire. Nous pouvons cependant imaginer qu'en fonction du nouveau ou de la nouvelle commissaire, le regard pourrait être différent – peut-être plus dur, du reste – sur le dossier.

« Se débarrasser du sparadrap du fret », c'est une évidence et c'est une évidence pour tout le monde. L'activité de fret, par sa taille, est anecdotique dans le groupe SNCF. C'est quelque chose qui existe, mais qui n'est pas forcément recherché et désiré – pas dans le cas des cheminots évidemment, pour qui c'est une activité extrêmement symbolique, importante et qui pourrait redevenir importante, y compris économiquement. Que l'on veuille se débarrasser du sparadrap au niveau gouvernemental, c'est aussi une évidence. Comme je le disais, le marché est difficile. La question que l'on peut se poser s'entend par rapport au déficit des compagnies privées. Affaiblir un peu l'entreprise principale ne permettrait-il pas d'éviter que l'ensemble du château de cartes ne s'écroule ? Ce sont des spéculations, mais on est en droit de se poser ces questions-là.

Il ne s'agit pas simplement de changer le nom ou de modifier les actifs : il s'agit bien d'une opération de privatisation. On nous a explicitement dit qu'il fallait changer la nature du capital, avec probablement une entrée partielle ou majoritaire au capital. On nous a garanti que ce serait du capital public. Nous imaginons donc – mais, là encore, c'est une hypothèse –, que cela pourrait être la Caisse des dépôts et consignations, parce que ce sont des scénarios courus et recourus, chauffés et réchauffés. À nos yeux, ce sont les étapes de privatisation supplémentaires.

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