Intervention de Guillaume Pepy

Réunion du lundi 18 septembre 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Guillaume Pepy, ancien président de la SNCF :

Je vais essayer de mobiliser tous mes souvenirs. Je vais commencer par répondre à votre dernière question. Il y a d'abord eu une plainte de la Deutsche Bahn en 2016, puis celles d'Eurotunnel, du repreneur de B-Cargo et celle d'un troisième, dont j'ai oublié le nom. Ces opérateurs les ont déposées parce que leur filiale en France n'obtenait pas les résultats escomptés et parce qu'ils ne parvenaient pas plus que nous, à rééquilibrer la concurrence entre le rail et la route. À défaut de pouvoir le faire, et face aux déficits accumulés par leur filiale française – bien que légère et sans cheminots ! –, ils ont recouru au principe du billard à deux bandes en formulant des recours contre les aides de l'État à l'opérateur historique. Lorsque je m'en suis expliqué, notamment avec le président de la Deutsche Bahn, avec qui j'étais en contact quotidien, celui-ci m'a confié que ce n'était pas la SNCF qu'il visait, mais la politique des transports. Puisque cette politique, européenne et française, n'évoluait pas, ils espéraient la faire bouger en faisant éclater la « bombinette » de l'aide d'État en France.

Deuxièmement, les aides d'État étaient gérées par l'Agence des participations de l'État (APE) et par la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM). L'entreprise, si vous me permettez cette expression, « voyait un peu passer les trains ». En effet, nous n'étions pas du tout en première ligne, puisque c'était l'État français qui était visé par ces plaintes.

Concernant les demandes que nous avions formulées, la conseillère parlementaire de la SNCF s'est livrée à un travail d'exhumation de mes propos. Ainsi, voici ce que j'ai dit lors d'une audition, le 10 octobre 2011, alors que j'étais président depuis trois ans : « Nous prônons la création d'une fiscalité écologique susceptible de rétablir l'équité entre le rail et la route […]. Il faut réserver des voies au fret […]. Nous devons mettre en place un cadre social harmonisé en veillant à ne pas dégrader les conditions de travail […]. La taxe poids lourds, en discussion depuis dix ans, sera enfin effective en 2013. » Ce n'est pas tout à fait ce qui s'est produit. Lors d'une autre audition, en 2013, je dressais le constat suivant : « Faute d'avoir été préparée, la concurrence intramodale ne s'exerce pas dans des conditions équitables. »

Je ne dis pas que nous n'avons pas été écoutés, mais le contexte de l'époque n'était pas celui de l'urgence climatique que nous connaissons aujourd'hui. Il régnait alors une sorte d'hésitation et d'autocensure ; il était très difficile pour les responsables politiques de prendre le contre-pied de la doxa de l'époque et de dire : « Nous allons, de façon volontariste, rétablir la concurrence entre le rail et la route à l'échelle européenne et nous allons réformer la SNCF pour lui permettre de tenir sa place au sein de la concurrence. »

Pour ce qui est des péages, vous me permettrez d'être simple, car il s'agit d'un sujet – de thèse ! – auquel j'ai renoncé de tout comprendre depuis longtemps. Dans de nombreux pays, des aides étaient clairement apportées au fret ferroviaire – des aides réglementaires interdisaient, par exemple, le transit des poids lourds en Autriche et en Suisse. Toujours en Suisse, des conventionnements étaient accordés au wagon isolé. Ces deux possibilités ne faisaient pas partie du schéma mental qui prévalait en France. Ici, les responsables administratifs ont trouvé une autre solution, qui consistait à réduire de moitié le tarif des péages, ce qui revenait à faire la moitié du chemin puisque ce tarif était nul en Allemagne. Cette réduction entraînait pour SNCF Réseau une perte sèche que l'État n'a pas forcément compensée – je ne m'en souviens plus. Ce débat n'était pas facile : les péages représentaient de l'ordre de 20 à 30 millions d'euros ; il ne s'agissait pas de montants énormes mais pour Fret SNCF, 10 à 15 millions d'euros, c'était beaucoup d'argent.

Quant à la gestion par les coûts, comme on disait chez Manufrance, « si on perd sur chaque fusil, plus on en vend, plus on perd ! » J'aurais préféré une gestion de croissance, mais une stratégie de croissance des volumes n'est possible que si le mode ferroviaire est compétitif. Lorsqu'il a pris ses fonctions, mon collègue et ami Francis Rol-Tanguy avait reçu comme mission de Louis Gallois de faire 50 millions de tonnes par kilomètre. Nous avons donc adopté une stratégie de croissance des trafics. Comme les conditions de compétitivité n'étaient pas remplies, l'augmentation du trafic qui a été accomplie, jusqu'à 42 ou 43 millions de tonnes par kilomètre, s'est soldée par une perte historique de 455 millions d'euros. Fret SNCF avait donc perdu près d'un demi-milliard d'euros. Une stratégie de croissance des volumes n'est possible que si le mode ferroviaire est compétitif : il faut d'abord essayer de faire plus de trafic ; si le mode ferroviaire ne l'est pas, il faut tenter de maintenir le maximum de trafic tout en essayant de couper dans les coûts.

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