Intervention de Guillaume Pepy

Réunion du lundi 18 septembre 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Guillaume Pepy, ancien président de la SNCF :

Je vous remercie de m'auditionner car la question du fret ferroviaire est essentielle, depuis toujours, pour la SNCF. L'entreprise est presque née comme transporteur de marchandises, activité également vitale pour la transition écologique.

Je souhaite apporter une petite précision : j'ai été président de mars 2008 à octobre 2019. Préalablement, j'ai été directeur général exécutif sous la responsabilité de Louis Gallois puis d'Anne-Marie Idrac. Il y avait cependant une petite subtilité : le directeur du fret était rattaché directement au président, parce que la décision de l'Union européenne de mars 2005, qui a validé le premier plan de sauvetage de 2 milliards d'euros, avait confié des pouvoirs particuliers au directeur du fret. C'est lui qui, par exemple, rapportait devant le conseil d'administration de la SNCF, sans passer par Louis Gallois, Anne-Marie Idrac ou moi-même.

À titre préliminaire, je vais essayer, pour la clarté des choses, de distinguer deux sujets : le déficit de compétitivité du mode ferroviaire par rapport à la route, qui a entraîné une division par deux de la part du fret ferroviaire en France en une vingtaine d'années ; la performance de Fret SNCF, qui a été plongé dans la concurrence en vertu de deux directives de 2001 et 2002, appliquées à partir de 2005 sans aucune préparation ni transition. L'ouverture du transport de marchandises à la concurrence ne comportait ni cadre social harmonisé ni réforme structurelle, contrairement – que l'on soit pour ou contre – à celle de l'activité voyageurs. Il s'agit, selon moi, d'un des échecs de l'ouverture du fret ferroviaire à la concurrence.

Je souhaite également – parce que vous m'y incitez – dire un mot sur la place de l'activité de Fret SNCF au sein de l'entreprise. Même si c'est pour moi du passé depuis plus de quatre ans, je vais sans doute dire « nous » de temps en temps, parce que j'essaie de me replacer dans le contexte de l'époque.

Il y a toujours eu, depuis les années 1980, une pression très forte, extérieure à la SNCF, en faveur du TGV. Ce sont les présidents de la République qui annoncent la construction de lignes TGV : Nicolas Sarkozy l'avait fait pour trois d'entre elles ; l'actuel président, après avoir levé le stylo, en a annoncé cinq en 2022. On comprend que la couverture du territoire par des lignes à grande vitesse a une force politique peu commune, mais on le vit différemment à l'intérieur de l'entreprise. Certes, on le perçoit comme un moyen pour le train de retrouver de la compétitivité, mais dans la culture de service public, on considère les trains de la vie quotidienne et le transport de marchandises comme des missions tout aussi nobles que la grande vitesse.

Je me souviens que dans la lettre de mission que j'ai reçue du président de la République, en 2008, j'ai moi-même fait insérer la phrase suivante : « Vous devrez redonner au groupe SNCF une place centrale dans le transport et la logistique des marchandises, en proposant des solutions compétitives pour gérer les chaînes logistiques. » La lettre continuait en ces termes : « pérennité, viabilité et croissance du mode ferroviaire dans le contexte nouveau de la concurrence intramodale ». La première décision que j'ai prise fut de créer une branche Transport et logistique des marchandises, qui, par ordre d'importance, était la première de la SNCF : elle représentait plus de 10 milliards d'euros et couvrait toutes les activités de fret ferroviaire, le transport combiné, les autoroutes ferroviaires, etc.

Ce dont je veux témoigner devant votre commission, c'est que collectivement, dans l'entreprise, nous nous sommes toujours battus pour le fret ferroviaire, pour lequel la SNCF se sent profondément légitime. Cette activité est très complexe ; on nous a conseillé d'abandonner le wagon isolé, mais nous avons tenu bon. De même, il était habituel – pour ne pas en dire davantage – de se moquer de Fret SNCF, cela jusqu'au sommet de l'État. On parlait alors de « trains fret perdus », on prétendait que « les trains de fret avançaient moins vite que les vélos », sans même évoquer « ses pertes abyssales ».

Les cheminots du fret ont dû supporter, dans le cadre de leur travail, des monceaux de critiques et de propos acerbes. Malgré cela, ils ont continué à faire leur métier avec fierté, parce qu'il est essentiel et vital pour la SNCF. J'en profite pour rappeler que ces cheminots sont ceux qui ont connu les réformes les plus difficiles, les plus lourdes et brutales : ils ont tenu bon, avec leurs dirigeants locaux et avec des personnes comme Luc Nadal, Sylvie Charles, Francis Rol-Tanguy ou Olivier Marembaud. C'est une branche d'activité pour laquelle j'ai toujours eu le plus grand respect, compte tenu du contexte que je viens d'évoquer. La mobilisation des salariés, la culture client et le redressement de cette activité ne sont pas de vains mots.

S'agissant du mode ferroviaire plus largement – et non plus simplement au sein de la SNCF –, nous n'avons cessé de plaider, pendant presque douze ans, pour des conditions de concurrence supportables. J'ai regardé les commissions parlementaires auxquelles j'ai eu le privilège de participer : nous y avons abordé le rééquilibrage de la concurrence entre le rail et la route, la limitation réglementaire du transport routier pour le transit – comme en Autriche et en Suisse –, l'harmonisation des conditions sociales ou encore la taxe carbone. L'abandon de celle-ci, en 2013 – alors qu'elle avait été votée en 2009 –, a été un véritable coup de massue pour la SNCF. Nous avions bâti toute notre stratégie autour de la mise en place de cette écotaxe ; nous avons eu du mal à nous en remettre car il s'agissait d'un élément essentiel de rééquilibrage entre le rail et la route. Nous nous sommes aussi battus pour que le wagon isolé soit reconnu comme une activité d'intérêt général contractualisée – j'ai également défendu cette idée en commission parlementaire. L'activité des trains de nuit avait d'ailleurs été admise comme telle, en 2009, par Thierry Mariani, alors secrétaire d'État chargé des transports ; il nous paraissait donc légitime que celle du wagon isolé le soit aussi.

Quelle analyse peut-on faire de cela ? Il est clair que nous n'avons pas été bons et que nous n'avons pas su convaincre. La sous-performance et l'image « contrastée » de Fret SNCF pesaient peut-être dans le débat et n'incitaient pas les responsables politiques à opérer cette bascule, qui ne s'est produite qu'avec l'urgence écologique, comme vous l'avez vous-même rappelé. En outre, beaucoup de ces sujets étaient traités au niveau européen ; l'ambiance y était catastrophique et n'avait rien de commun avec celle qui règne aujourd'hui. La Commission européenne prescrivait alors l' unbundling, c'est-à-dire la séparation de l'infrastructure et du transporteur. L'atmosphère n'y était pas non plus très favorable aux entreprises publiques historiques, tandis que la concurrence intramodale y faisait figure de panacée.

Le virage de la politique des transports a été tardif, sans aucun doute. Beaucoup de responsables politiques, au sein des gouvernements successifs ou au Parlement, avaient déjà conscience qu'il fallait que cela change et se battaient en ce sens. Mais entre l'intuition, la conviction politique et la réalité, l'écart a été considérable. Des choses ont été faites cependant, comme la réduction de moitié des péages ou le petit contrat de service public pour l'autoroute ferroviaire alpine. Des investissements ont également été réalisés pour moderniser certains triages et quelques itinéraires ont été réservés au fret, comme la rive droite du Rhône ou celui de Serqueux-Gisors, qui dessert les ports de Normandie. Mais en marge de cela, les nouveaux transports écologiques des marchandises – l'intuition était là ! –, que l'on appelait entre nous « le plan Borloo de 2009 », n'ont pu être mis en œuvre. De même, illustration éclatante s'il en est, il n'y a toujours aucune perspective quant au contournement ferroviaire de l'agglomération lyonnaise (CFAL), où passe environ 50 % du fret ferroviaire français, alors qu'il a été décidé en 2009.

Pour ce qui est de la transformation de Fret SNCF, je peux témoigner que l'on souffrait, au début, d'un nombre considérable de faiblesses. Mieux vaut l'admettre tout de suite. Nos coûts de structure – déploiement de toutes les fonctions sur l'ensemble du territoire – étaient, par exemple, sans rapport avec ceux de nos concurrents. Les moyens de production n'étaient pas dédiés à l'activité fret ; les conducteurs étaient ainsi partagés, ce que je me suis permis de changer en 2009 en imposant la « dédication » des conducteurs de fret, comme nous disons dans notre jargon. Nos relations clients n'étaient pas bonnes et si la « gréviculture », pour reprendre un mot de Louis Gallois resté célèbre dans l'entreprise, avait un impact limité sur les voyageurs – une fois une grève terminée, ils reprenaient le train –, ce n'était pas le cas pour le fret. En effet, lorsqu'une grève se terminait, les chargeurs avaient souvent fait d'autres choix, pour de multiples raisons. Nous avions donc nos propres turpitudes.

La transformation que nous avons menée pendant cette douzaine d'années a été, je le reconnais devant cette commission, assez brutale. Quelques chiffres pour l'illustrer : nous avons diminué le nombre de locomotives de 70 % – nous en avons profité pour les changer toutes ; nous avons réduit de 75 % celui des wagons et de 50 % celui des cheminots, sans aucun licenciement. Quant au chiffre d'affaires, il a baissé de 35 %. Les organisations du travail ont été totalement remises à plat et nous avons introduit la polyvalence et la culture client. Nous avons assumé une réforme qui a été particulièrement difficile et douloureuse. Mais le contexte est resté très défavorable, que ce soit la désindustrialisation, massive au cours de la décennie 2010, le retrait de l'écotaxe, l'absence de cadre social harmonisé et le paiement de ce que l'on appelle le T2 – c'est-à-dire la totalité des charges de retraite afférentes au régime des cheminots, qui représentait 40 millions d'euros pour Fret SNCF alors que nos concurrents ne payaient rien. Pendant cette période, le fret et les cheminots avaient le sentiment de faire la course avec des pieds de plomb ! Malgré tout, nous nous sommes battus et nous avons réussi, me semble-t-il, à améliorer la performance de Fret SNCF.

Je voudrais terminer mon propos en dessinant, en quelque sorte, une vue d'ensemble.

Oui, monsieur le président, la SNCF et moi-même, en tant que PDG, avons fait preuve d'une solidarité complète à l'égard de l'activité du fret. Nous avons assumé les pertes et la dette – qui se trouvait dans SNCF Mobilités – comme la restructuration profonde et les reclassements qui s'ensuivirent. Nous avons également conservé le wagon isolé, alors que beaucoup nous disaient qu'il suffirait de s'en défaire et de ne conserver que les trains entiers pour que Fret SNCF soit à l'équilibre. Nous avons fait cela car, comme je l'ai dit en introduction, cette activité fait partie intégrante de la SNCF ; elle est d'intérêt général, voire de service public. La SNCF considère qu'il s'agit d'une des missions dont elle peut être fière.

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