Intervention de Clément Beaune

Réunion du mercredi 13 septembre 2023 à 14h30
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Clément Beaune, ministre délégué auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargé des transports :

Je vous remercie d'avoir souhaité m'entendre dès le début de vos travaux à propos d'un défi majeur : l'organisation et la sécurisation de l'avenir du fret ferroviaire dans notre pays et plus largement en Europe, au moment de la transition écologique. Dans sa vision de la préservation et du développement du fret ferroviaire, le Gouvernement doit intégrer cette difficulté importante qu'est la procédure ouverte par la Commission européenne depuis janvier.

Je suis profondément convaincu que le fret ferroviaire a un avenir, qu'il peut se développer. Les vingt dernières années ont été difficiles, et les difficultés n'ont pas commencé avec la procédure, mais l'avenir est ouvert. Depuis plusieurs années, le secteur bénéficie du soutien du gouvernement – le précédent et l'actuel. Souhaitant renforcer ce soutien, j'ai annoncé au printemps des mesures d'aide à l'exploitation et au fonctionnement ainsi qu'à l'investissement. Il n'y a donc ni sabordage ni abandon, ni résignation sur la situation ou l'avenir du fret ferroviaire, y compris public, dans notre pays : nous y croyons, même si c'est difficile.

Nous voyons d'ailleurs des signaux positifs, notamment une augmentation de la part du fret ferroviaire dans le transport global de marchandises ces deux dernières années. Au moment de la transition écologique, les clients finaux du fret, qu'il soit privé ou public, témoignent d'un appétit pour le fret ferroviaire. Les perspectives sont positives. L'État soutient ces acteurs et les soutiendra – ce point, je crois, nous réunit, par-delà nos différentes sensibilités politiques.

De fait, c'est le Parlement qui, lors de la discussion sur la loi « climat et résilience », a fixé des objectifs qui s'imposent au Gouvernement, l'obligeant à définir et à conduire une stratégie pour doubler la part modale du fret ferroviaire dans le transport de marchandises – de 9 % au moment du vote de la loi à 18 % à la fin de cette décennie. La stratégie nationale qui a été déployée avant que je n'arrive aux responsabilités, mais dans laquelle je m'inscris, comporte soixante-treize mesures précises. Lors du comité de pilotage qui s'est tenu en juin, il a été constaté que la moitié de ces mesures est mise en œuvre, en totalité ou partiellement. Il s'agit donc bien d'un engagement : grâce aux aides augmentées par le plan France relance, grâce à la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire (SNDFF), les nouvelles sont bonnes, même si la prudence s'impose. L'an dernier, le fret ferroviaire a atteint sa meilleure part modale – 11 % – dans le transport de marchandises depuis 2017, et son meilleur niveau de trafic depuis 2015, avec près de 36 milliards de tonnes transportées.

Permettez-moi de me concentrer sur les annonces que j'ai faites pour amplifier le plan dans le prolongement de cette stratégie, au moment précis où nous avons dû répondre à la procédure de la Commission européenne.

Nous avons mobilisé des aides à l'exploitation supplémentaires. Ces aides avaient déjà été renforcées de manière significative dans le plan de relance de la fin de l'année 2020, à raison de 170 millions par an jusqu'en 2024. J'avais indiqué devant le Parlement qu'elles seraient prolongées jusqu'en 2027 ; j'ai pu annoncer un nouveau prolongement au moins jusqu'en 2030, pour donner la visibilité nécessaire à l'ensemble des acteurs – c'est un des facteurs clés du développement du fret ferroviaire. Dans quelques semaines, lors de la discussion budgétaire, ces aides seront aussi amplifiées, de 30 millions par an, à partir de 2025, soit 330 millions d'aides annuelles pour l'exploitation du fret ferroviaire contre moins de la moitié il y a deux ans. Sur une décennie, cela représente près de 1 milliard d'euros supplémentaires par rapport à 2020. L'effort est donc très important. Ces soutiens recouvrent notamment les aides au wagon isolé ou aux péages dus par les opérateurs de fret, pour lever les barrières au développement du fret ferroviaire.

Nous devons compléter ces aides à l'exploitation et au fonctionnement par des aides à l'investissement. Force est de constater que le déclin du fret ferroviaire dans notre pays n'est pas lié à la libéralisation du secteur menée en France et au niveau européen : il était déjà fortement engagé depuis le début de 2000. Entre 2000 et 2006, au moment de l'ouverture à la concurrence, l'activité de fret ferroviaire en France avait déjà diminué de près de 30 %. On peut certes débattre du bien-fondé de cette réforme d'initiative européenne, mais elle n'a du moins pas été la seule mesure.

La stratégie présentait deux défauts, liés aux aspects traditionnellement privilégiés par le système français : le développement du trafic de voyageurs par rapport au trafic de marchandises, et les aides au fonctionnement, qui restent nécessaires, par rapport aux aides à l'investissement. Si je dois renforcer sur un point le développement du fret ferroviaire dans les années qui viennent, ce sera sur l'investissement, en particulier dans les grandes gares de triage, telles que Miramas et Woippy. Nous y pourvoirons notamment dans le cadre des contrats de plan État-région (CPER) de nouvelle génération, qui sont en cours de négociation et qui prévoient de multiplier par quatre les crédits d'investissement. Le plan que j'ai présenté en mai consiste ainsi à engager 4 milliards entre 2023 et 2032, dont la moitié pour l'État. Les régions et les autres collectivités ont déjà montré qu'elles étaient prêtes à s'engager. C'est en améliorant nos infrastructures que nous donnerons un avenir durable au fret ferroviaire.

L'État n'abandonne en aucun cas le fret ferroviaire – il investit et soutient l'exploitation et les opérateurs –, mais il est confronté à l'actualité difficile, douloureuse, de la procédure ouverte par la Commission européenne à l'encontre de notre pays, comme de plusieurs autres États membres, depuis janvier 2023. Européen convaincu, je n'ai pas l'habitude de critiquer les institutions européennes, mais je dois dire que je regrette l'ouverture de cette procédure. Reste que les faits sont là, malgré les discussions que j'ai pu avoir avec la Commission européenne pour essayer d'éviter cette procédure depuis quatorze mois que je suis chargé des transports.

Les choses ont changé à partir du 18 janvier 2023, avec cette procédure, qui est au démarrage des choix politiques qu'il faut discuter, car elle fait peser un risque vital sur l'opérateur public de fret ferroviaire en France. Même si celui-ci n'est pas le seul opérateur, il reste central : nous ne pouvons pas nous dispenser d'un opérateur public de référence dans notre système de fret ferroviaire. Mon action a été guidée par la volonté d'agir de manière responsable face à ce risque existentiel. Comme je l'ai fait avec les organisations syndicales et avec la direction de l'entreprise, je partage avec vous librement l'alternative qui s'offrait à nous.

La première option consistait à aller au bout de la procédure. On ne sait jamais combien de temps cela peut durer, mais l'expérience permet d'estimer la durée entre dix-huit et vingt-quatre mois, sans compter les recours possibles. Je suis convaincu que nous aurions condamné Fret SNCF dès maintenant, car nous aurions eu, pendant dix-huit mois au moins, une incertitude sur le maintien en vie économique de notre opérateur central de fret ferroviaire. Je rappelle que la procédure a été motivée par une demande de remboursement de 5,3 milliards d'aides jugées illégales par la Commission européenne. C'est l'entreprise même, quel que soit son statut, qui doit la rembourser. Le risque vital est donc double : d'une part, l'entreprise risque de devoir rembourser tout ou partie de cette somme, ce qui est insoutenable ; d'autre part, l'incertitude est mortelle dès à présent, car l'entreprise ne peut plus garantir à ses clients qu'elle aura la capacité de transporter leurs marchandises à l'avenir.

Je partage avec vous le raisonnement et la responsabilité que j'endosse en tant que ministre parce que c'est un paramètre essentiel qui a pesé dans mon choix.

L'autre option, celle que j'ai suivie, est de trouver le plus vite possible un accord avec la Commission européenne pour lever le risque. C'est sans doute la décision la plus difficile que j'ai eue à prendre dans ma vie professionnelle, car je sais ce qu'il y a derrière : des emplois, un opérateur, un service public. Je suis convaincu que la meilleure chose à faire est de lever l'incertitude et de trouver un accord, que l'on doit accompagner d'un plan d'investissement non seulement de sauvegarde, mais de développement du fret ferroviaire, y compris par un opérateur public.

Nous avons discuté avec la Commission européenne pour déterminer nos lignes rouges, si nous négocions, et ce qui serait susceptible de mener à un accord. Le but est d'éviter une procédure qui aboutirait à un remboursement et de préserver des conditions favorables – ou moins défavorables que d'autres – pour le fret ferroviaire.

Trois axes structurent notre position dans la négociation.

D'abord la préservation de l'emploi au sein d'un opérateur ferroviaire public. Nous sommes prêts, pour lever le risque, à prendre des engagements auprès de la Commission en faveur de la solution envisagée, qui a été présentée aux organisations représentatives du personnel, consistant à maintenir 90 % des emplois dans une structure publique de fret ferroviaire qui succéderait à Fret SNCF dans une « discontinuité raisonnable ».

Le deuxième axe est de garder un opérateur ferroviaire public, non pas dans sa structure actuelle – d'où le terme de « discontinuité » –, mais dans le sens où son capital restera très majoritairement public. Je crois que de nombreux acteurs – clients, chargeurs, autres opérateurs de fret privés – ne souhaitent pas que disparaisse, avec l'opérateur de fret ferroviaire public, une référence essentielle pour l'organisation, la structuration et la visibilité du fret ferroviaire. Pour des raisons de principe, de valeurs, mais aussi d'efficacité écologique et économique, je suis convaincu que nous avons besoin d'un tel opérateur.

Le troisième axe est d'éviter le report modal inversé, ce qui nécessite que l'on puisse continuer d'investir dans le secteur du fret ferroviaire, y compris public. Parmi les aides supplémentaires que je propose que figurent les aides au wagon isolé, ce que l'on appelle les « trains mutualisés » et la « gestion capacitaire », qu'il faut continuer à soutenir. Il serait absurde de mettre en danger le secteur du fret ferroviaire au moment où la Commission européenne travaille au Pacte vert et où la France œuvre pour la transition écologique.

Ces trois conditions supposent certes des efforts. La direction de Fret SNCF les a détaillés en toute transparence aux instances représentatives du personnel. Certaines activités devront être cédées, pour environ 20 % du chiffre d'affaires actuel. Des personnes devront quitter la structure actuelle mais j'ai demandé au PDG de la SNCF de veiller à ce qu'une solution soit trouvée pour tout le monde au sein du groupe. Et, puisque nous anticipons un développement du fret ferroviaire dans les années à venir, y compris pour l'opérateur public, les personnes qui ont travaillé pour Fret SNCF bénéficieront d'une priorité d'emploi.

Le dossier est compliqué et la décision difficile à prendre. La vision d'ensemble doit porter sur le développement du fret ferroviaire public et non pas sur la procédure, dont j'ose espérer qu'elle n'est qu'un épisode, si difficile soit-il. Nous devons surmonter celui-ci pour ne pas gâcher le développement du fret ferroviaire public, sur le plan social, écologique et industriel. Choisir la procrastination, céder à la facilité de laisser la procédure se dérouler pendant deux ans, serait certes plus confortable. Je crois cependant que l'opération de discontinuité dans le cadre ainsi défini et avec les lignes rouges que j'ai rappelées est un choix responsable. Nous l'accompagnons d'un plan d'investissement majeur, pour donner rapidement des perspectives garanties à l'opérateur de fret ferroviaire public et à l'ensemble du secteur, et d'un soutien financier validé par la Commission européenne pour le développement du fret ferroviaire dans les années qui viennent.

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