Intervention de Nicolas Lerner

Réunion du mardi 20 juin 2023 à 21h00
Commission d'enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d'action des groupuscules auteurs de violences à l'occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements

Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure :

Pour les gilets jaunes, il y a eu un avant et un après 1er décembre 2018. La particularité de ce mouvement est que des groupuscules d'ultragauche et d'ultradroite s'y sont agrégés. Les manifestations des 1er et 8 décembre 2018 font partie des rares ayant réuni des individus connus des services à droite et à gauche. Même s'ils ont fini par se taper dessus, ce qui prédominait était la volonté de s'en prendre au Gouvernement, à l'État, au Président de la République. C'est peut-être le plus petit dénominateur commun, voire le seul, de ces mouvances.

Ce phénomène, dont j'ai rappelé qu'il n'a pas épargné les petites villes, naît à l'échelon local, lorsque plusieurs centaines de militants aguerris et déterminés à s'en prendre aux forces de l'ordre, dans les villes où la présence de ces groupuscules est documentée, font dériver une manifestation. Il est amplifié par une forme de compétition entre les territoires, qui est une autre caractéristique du mouvement des gilets jaunes.

Je m'en ouvre souvent aux responsables des structures concernées, ce qui ne fait certes pas de moi un ennemi de la liberté de la presse : je considère qu'il y a aussi un effet des directs de quinze heures sur des manifestations qui, à la fin du mouvement des gilets jaunes, ne mobilisaient pas plus de 40 000 personnes à l'échelle nationale. L'une d'entre elles que j'ai suivie sur les lieux, rassemblait place de la Bastille une soixantaine d'individus, dont je ne minimise certes pas l'action, qui faisait l'objet d'une émission spéciale.

Toutefois, ce ne sont pas ces groupuscules, me semble-t-il, qui ont amené les premiers gilets jaunes au complotisme. À l'origine, le mouvement des gilets jaunes est spontané, enraciné dans des motivations individuelles telles que des frustrations, des déceptions et des sentiments de déclassement personnel. Elles concernaient des millions de Français. Lors du mouvement, qui en a tiré sa force, ces individus, qui n'étaient pas politisés au sens classique du terme ni actifs sur les réseaux sociaux, ont pris conscience qu'ils n'étaient pas les seuls à ressentir ces sentiments. J'ai en mémoire le cas d'un homme d'un certain âge, à la situation sociale et professionnelle établie, interpellé ultérieurement pour des faits de terrorisme. Il indiquait que, depuis son adolescence, il avait conscience que la société le poussait à adhérer à des valeurs qu'il considère comme mauvaises – l'argent, la possession et la propriété. Il s'était néanmoins laissé porter par le courant et le mouvement des gilets jaunes lui avait ouvert les yeux. Il s'est dit ne pas être seul à se poser des questions et à considérer que la société dysfonctionne. Il est alors entré dans une forme d'engagement idéologique, pleinement assumé comme une deuxième vie.

La fin du mouvement des gilets jaunes a laissé place à deux phénomènes. Sur le plan individuel, compte tenu de la composante psychologique dans le choix de la violence, adhérer aux idéologies complotistes ou avoir le sentiment de participer à leur élaboration vous fait accéder à une forme d'élite dont vous vous sentiez exclu et vous place au sein du petit nombre de ceux qui savent. Ce phénomène psychologique est d'autant plus fort que vous avez le sentiment, habilement suscité, non que l'on vous assène des idées, mais que vous aboutissez à des conclusions logiquement et par vous-même.

Sur le plan collectif, si le mouvement des gilets jaunes s'est éteint, notamment parce qu'il a fait l'objet d'une réponse politique, le sentiment de déclassement et de frustration, lui, a survécu parmi des dizaines de milliers de Français. Ce sont les mêmes qui ont manifesté contre la réforme des retraites avec violence, obéissant à un mot d'ordre ou saisissant une occasion, et qui participent activement à des groupes perméables aux théories conspirationnistes. De surcroît, la crise sanitaire a été propice aux craintes, aux questionnements et aux théories du complot. Cette rancœur, cette haine et cette frustration, exprimées lors du mouvement des gilets jaunes, sont intactes parmi plusieurs dizaines de milliers de personnes qui se sont rencontrées alors, physiquement ou virtuellement.

Vos questions sur le terrorisme sont éminemment politiques. Vous avez cité plusieurs événements récents en évoquant Annecy et Bayonne, j'y ajoute le triple assassinat de militants kurdes à Paris à la fin de l'année dernière. Ils n'ont pas été qualifiés de terroristes par la justice française.

La définition du terrorisme sur laquelle se fonde le code pénal repose sur deux éléments : un trouble grave à l'ordre public, établi dans les cas précités, et le recours à l'intimidation et à la terreur. L'adhésion à une idéologie structurée n'entre pas en ligne de compte. Pour qualifier un trouble grave à l'ordre public tel qu'un assassinat, l'autorité judiciaire tient compte de la personnalité de l'auteur – est-il atteint de troubles psychologiques ou psychiatriques annulant toute volonté de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ? Sans préjuger de l'issue des investigations menées à Annecy, dans le cas d'une personne comme l'auteur des faits qui semble assez perturbé psychologiquement, le parquet national antiterroriste considère que l'élément moral manque, l'acte ne s'inscrivant pas dans une finalité d'intimidation ou de terreur. Plusieurs actions islamistes n'ont pas été qualifiées de terroristes par la justice alors même qu'elles ont entraîné des décès, parce que l'état mental des auteurs laissait subsister un doute sur la volonté d'inscrire leur démarche dans un projet.

Par ailleurs, même si le code pénal définit le terrorisme indépendamment de l'adhésion à une idéologie, la justice française considère qu'un acte, pour être qualifié de terroriste, doit procéder de la volonté de l'inscrire dans une cause qui nous dépasse. Ainsi, le parquet national antiterroriste a-t-il considéré, à l'issue de débats complexes, que l'assassinat précité de militants kurdes n'est pas un acte terroriste : l'auteur n'a pas agi pour défendre une cause ou un projet, mais par haine des immigrés, voire des autres en général. Nous n'avons trouvé dans son téléphone aucune trace d'adhésion à une idéologie. Vivant dans une haine recuite, il considérait les étrangers cause de tous ses maux et devoir se venger.

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