Intervention de Esther Duflo

Réunion du mercredi 21 juin 2023 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Esther Duflo, professeure au Massachusetts Institute of Technology et au Collège de France, prix Nobel d'économie de 2019 :

Je vous remercie de prendre le temps de me rencontrer aujourd'hui. Comme vous l'avez indiqué, je n'ai pas été associée à la préparation du sommet pour un nouveau pacte financier mondial et je ne peux donc vous transmettre d'informations privilégiées sur la manière dont il va se dérouler.

Avant d'évoquer le sommet, je tiens à souligner sur un élément de contexte sur les plus pauvres depuis les années 1990, c'est-à-dire ceux qui vivent dans l'extrême pauvreté. La définition change au cours du temps mais, aujourd'hui, on considère que ces personnes sont celles qui vivent avec moins de 2 dollars par personne et par jour, en dehors de la question du logement. J'ajoute que ces 2 dollars sont à considérer à pouvoir d'achat constant : ainsi, au Mali, il s'agit de bien moins de 2 euros, puisque la vie y est moins chère ; en Inde, également, ce montant correspondant à 2 dollars divisés par sept, compte tenu des ajustements de pouvoir d'achat. Naturellement, ces personnes vivent essentiellement dans les pays du Sud.

Depuis les années 1990, dans un contexte international qui a été très difficile dans de nombreux cas, la vie des plus pauvres s'est plutôt améliorée. Le nombre de gens vivant dans cette pauvreté extrême a ainsi été divisé par deux depuis cette époque. D'autres indicateurs se sont également améliorés, comme la mortalité maternelle et la mortalité infantile, qui ont également été divisées par deux. Aujourd'hui, presque tous les enfants vont à l'école, même s'ils n'y apprennent pas nécessairement grand-chose une fois qu'ils y sont.

Cette amélioration est essentiellement due, non à des transferts financiers importants du Nord vers le Sud, mais aux ressources de ces pays eux-mêmes ; à la fois des ressources financières mais aussi des améliorations des politiques publiques. Un changement d'accent est intervenu au niveau international depuis les années 1990. Au préalable, la priorité était mise sur la stabilité macroéconomique et les grands équilibres financiers. Le changement a eu lieu lors du passage au nouveau millénaire, avec la définition des objectifs de développement humain, celle des objectifs du millénaire pour le développement (OMD), puis avec la formalisation des objectifs de développement durable (ODD). Tous ces objectifs ont offert une liberté d'action à chaque pays et leur ont permis de se concentrer sur des ambitions plus directement liées à la qualité de la vie, en particulier la mortalité.

Il est souvent indiqué que les gains en matière de pauvreté extrême ont surtout été réalisés en Inde et en Chine, grâce à la mondialisation. Mais en réalité, en termes de pourcentages, les gains ont eu lieu dans tous les pays, sur tous les continents. Le pays qui a le plus réduit la pauvreté a ainsi été la Tanzanie. De même, le Malawi a été l'un des pays qui a le plus diminué la mortalité maternelle, alors même qu'il n'a connu aucune croissance économique pendant la période considérée. De fait, la croissance économique n'est ni nécessaire, ni suffisante pour augmenter la qualité de la vie humaine. Ce qui importe, c'est, d'une part, la manière dont les fonds sont dépensés – avec un plus grand pragmatisme sur des sujets fondamentaux pour la vie humaine – et, d'autre part, une plus grande volonté d'essayer des solutions, de s'inspirer d'autres pays et de mener ses propres expériences, de manière très localisée.

La situation s'améliorait avant la survenue de la crise de la Covid, qui a créé moins une urgence sociale et économique qu'une urgence de santé dans les pays les plus pauvres. Le continent africain a déploré, en fait, relativement peu de cas de Covid, ni de morts associées, pendant la pandémie. La pandémie a donc été plus prononcée dans les pays riches que dans les pays pauvres. En revanche, le choc économique a été beaucoup plus large dans les pays pauvres. En mars 2020, tout le monde s'est arrêté en même temps et les pays pauvres ont reçu le message qu'ils devaient immédiatement fermer leurs économies, ce qu'ils ont fait.

Mais quand les pays riches de l'Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) ont pu soutenir leurs populations dans ces moments difficiles en empruntant – ils ont dépensé en moyenne 27 % de leur produit intérieur brut (PIB) en mesures de soutien fiscal à leurs populations –, les pays les plus pauvres n'ont pu dépenser que 2 % de leur PIB en mesures de soutien budgétaire. De ce fait, la pandémie a poussé des millions de personnes dans la pauvreté extrême. Alors que cette dernière ne cessait de diminuer depuis les années 1990, elle a connu une augmentation d'au moins une trentaine de millions de personnes. Ces plus pauvres ont également été poussés dans des formes de « trappes à pauvreté ». Quand la pandémie s'est calmée, les économies riches ont pu redémarrer très rapidement mais cela n'a pas été le cas dans les pays pauvres. Ainsi, les prévisions de croissance pour les pays les plus pauvres sont nulles ou négatives pour les années à venir. Il n'y a donc pas eu de reprise économique rapide.

Ensuite, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a conduit, entre autres, à une très forte augmentation des prix alimentaires. Or, nombre de pays africains sont directement dépendants d'importations de blé en provenance d'Ukraine et de Russie. En outre, les mesures de lutte contre l'inflation en Europe et aux États-Unis ont entraîné une augmentation des taux d'intérêt, qui a accru le service de la dette des pays pauvres, déjà fortement endettés. En outre, cette hausse des taux a provoqué une hausse du dollar. Or leur dette est généralement libellée en dollars. Par conséquent, les pays qui, au préalable pouvaient rembourser la dette se sont retrouvés dans des crises d'endettement dont ils n'étaient pas responsables. Aujourd'hui, dix pays dans le monde sont en crise d'endettement et le Fonds monétaire international (FMI) estime qu'une cinquantaine de pays en sont proches. Enfin, la crise climatique a déjà débuté et ne fera que s'aggraver dans les années à venir.

En résumé, dans toute ma carrière d'économiste du développement qui a débuté dans les années 1990, où tout allait mieux, je n'ai jamais connu un moment aussi inquiétant pour les populations des pays les plus pauvres. Dans ce contexte, les raisons qui sous-tendent la tenue du sommet pour un nouveau pacte financier mondial sont liées au sentiment d'une crise de légitimité de l'architecture de la solidarité internationale issue de Bretton Woods, qu'il s'agisse des institutions internationales – Banque mondiale, FMI, Nations Unies – ou de l'aide bilatérale. Ce sentiment est cependant antérieur à la crise de la Covid. Il est urgent de repenser à quoi peuvent servir les budgets extrêmement limités qui sont dégagés pour la solidarité internationale.

Un des premiers facteurs est lié à la croissance des budgets locaux de pays à revenus moyens comme les BRICS – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – mais aussi de ceux de nouveaux acteurs comme les pays du Golfe, qui ne jouent pas dans le respect des règles de Bretton Woods et peuvent décider d'être en compétition avec les institutions traditionnelles. Un autre facteur est d'ordre plus positif et concerne la prise en charge de leur destin par les pays à revenus faibles eux-mêmes. L'effritement du « consensus de Washington » a entraîné ces pays à se donner la liberté de décider ce qu'ils voulaient faire de leurs politiques, sans que celles-ci ne leur soient dictées par Paris ou par Washington. L'aide publique au développement représente ainsi une partie extrêmement faible du budget de ces pays : en moyenne, elle ne représente que 10 % du budget des plus petits États en Afrique.

Quoi qu'il en soit, nous devons nous demander quel est le meilleur usage des fonds que nous arrivons à dégager. Dans ce contexte et compte tenu de ces mouvements, quel peut-être le rôle de la solidarité internationale et quel cadre pouvons-nous nous donner pour être efficaces ? L'objectif ne devrait pas être de remplacer les gouvernements dans ce qu'ils peuvent faire, financer ce qu'ils peuvent financer eux-mêmes, et encore moins leur dicter les priorités sur ce qu'ils devraient financer.

La solidarité internationale, qu'elle soit bilatérale ou multilatérale, devrait donc jouer plusieurs rôles. Le premier rôle est celui d'une assurance en cas de gros choc, comme celui de la Covid ou du changement climatique. En effet, alors qu'un pays riche, en raison de sa bonne note de crédit, est capable d'emprunter sur les marchés financiers pour soutenir ses populations, un pays pauvre ne peut pas le faire. Il faut donc être capable de mobiliser des fonds très rapidement pour venir en aide à un pays vulnérable qui fait face à une crise.

Le deuxième rôle concerne le financement de l'innovation des politiques publiques. Cette innovation est nécessaire car les budgets ne sont pas toujours dépensés de la manière la plus efficace possible. Les défis liés au changement du climat nécessitent ainsi l'apprentissage de grands éléments. Cette innovation est un bien public mondial : si l'on découvre une nouvelle manière de produire dans des régions désertiques au Niger, elle peut et doit pouvoir être appliquée dans d'autres pays. Par conséquent, comme il s'agit d'un bien public mondial, le secteur peut être financé par la coopération internationale. Enfin, il en va de même sur les biens publics mondiaux, comme la recherche sur les médicaments ou les nouvelles solutions climatiques.

Un autre pilier, qui n'est pas du même ordre, repose sur la compensation pour les dommages liés au changement climatique lié à nos comportements. En l'espèce, il s'agit d'une redistribution de nos responsabilités.

À l'heure actuelle, aucun des piliers ne fonctionne correctement. S'agissant de l'assurance, au moment où nous dépensions 27 % du PIB, nous n'avons trouvé aucun moyen pour aider les pays les plus pauvres à lutter contre la Covid. Honnêtement, les augmentations de flux d'aide ont été lamentables pendant la période de la pandémie.

S'agissant de l'innovation, tout projet typique financé par l'aide internationale reste décidé dans des silos depuis Washington ou Paris, et repose sur un nombre limité de données. Les biens publics mondiaux ne sont pas mieux lotis : il suffit de repenser aux vaccins contre la Covid et à leur circulation pendant la crise sanitaire.

Concernant la responsabilité vis-à-vis du climat, je souhaite insister sur deux éléments. D'une part, il ne s'agit pas seulement d'une question de réparation du passé. En général, on parle de cette manière en considérant que le climat a connu un dérèglement depuis la révolution industrielle. Cela est vrai mais cette discussion n'est pas utile en soi : personne n'a envie de payer pour les fautes de ses ancêtres. Il faut donc, à mon sens, penser à ce que l'on peut faire aujourd'hui.

À cet égard, les émissions responsables du changement climatique sont liées aux comportements des citoyens des pays riches. Les 10 % des pays les plus pollueurs dans le monde sont ainsi responsables de 50 % des émissions globales. Ils se trouvent essentiellement aux États-Unis ou en Europe. L'empreinte carbone d'un Américain est de 21 tonnes par an, elle est de 10 tonnes pour un Européen, mais seulement de 1,6 tonne pour un habitant de l'Afrique subsaharienne.

En revanche, les coûts en termes de vies humaines seront d'abord et principalement ressentis dans les pays pauvres car il y fait déjà chaud. En effet, ces pays connaissent plus de jours où la température dépasse le seuil de 35 degrés, qui devient préjudiciable à la vie humaine. Ensuite, le revenu est un facteur de protection vis-à-vis des chaleurs extrêmes. Quand il fait très chaud au Texas, les gens allument l'air conditionné. Quand il fait très chaud au Pakistan, les gens ne peuvent plus aller travailler au risque de mourir dans leurs champs.

Par conséquent, les meilleures estimations du climat, en provenance du Global Impact Lab indiquent que la mortalité augmentera, d'ici 2100, de 73 vies humaines perdues chaque année pour 100 000 habitants, soit l'équivalent de toutes les maladies infectieuses combinées aujourd'hui. Les gains que nous avons obtenu face à ces maladies vont donc être éliminés simplement par l'effet de la chaleur.

Si l'on prend le coût de ces vies humaines et qu'on leur attribue une valeur, il est possible de chiffrer le coût de chaque tonne de carbone que l'on émet dans l'atmosphère aujourd'hui, en termes de dollars de dommages infligés aux pays les plus pauvres. Chaque tonne de dioxyde de carbone coûte ainsi 37 dollars, uniquement en termes de vies humaines. Si nous nous référons aux émissions de la consommation des États-Unis et de l'Europe et que nous y appliquons un coefficient multiplicateur de 37, nous atteignons alors le chiffre de 500 milliards de dollars par an de dommages ainsi imposés aux pays pauvres. Par comparaison, le budget de l'aide extérieure française est de 17 milliards et de 56 milliards pour les États-Unis. Il ne s'agit donc pas du tout des mêmes ordres de grandeur.

Naturellement, cette question politique est compliquée. Les actions sur le climat doivent venir de chez nous mais les dommages se font sentir ailleurs. Le monde a donc besoin de réaffirmer ses engagements pour un fonds de loss and damage, décidé à la dernière conférence des parties sur le climat (COP) mais pas encore financé. Il serait destiné aux pays à bas revenus.

Si nous arrivions à lever cette somme de 500 milliards, ou simplement celle de 100 milliards qui était promise au préalable, ma proposition concernant son usage consisterait à revenir aux trois piliers mentionnés plus tôt :

– un pilier de solidarité allant directement aux gens affectés ;

– un pilier de recherche fondamentale ;

– un pilier sur l'innovation.

À ce titre, je tiens à évoquer une initiative française concernant l'innovation des politiques publiques : le fonds d'innovation pour le développement (FID), qui existe depuis deux ans et dont la méthode est originale. Tout le monde peut y candidater, dans le monde entier. Les projets sont jugés en fonction de leur capacité à apporter des solutions novatrices, ainsi que leur impact. Ces méthodes modernes peuvent donc être développées pour créer de nouvelles solutions.

J'espère que des mécanismes de ce type se multiplieront en Europe – dans la foulée de notre « grande sœur » aux États-Unis, le Development Impact Venture, dont les résultats sont aussi excellents. Nous avons reçu 2 000 candidatures depuis le lancement du FID, de la part de 100 pays et pour des projets qui se situent à 75 % en Afrique. Ces projets émanent à la fois du secteur privé et du secteur associatif.

Cet exemple est « minuscule » comparé à l'aide extérieure française, puisqu'il s'élève à 15 millions par an. Ce type d'approche bottom-up, qui sélectionne des initiatives d'où qu'elles viennent et en retire la substantifique moelle, constitue un moyen de résoudre un certain nombre de tensions qui existent dans la coopération internationale aujourd'hui.

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