Intervention de Emeline K/Bidi

Séance en hémicycle du lundi 3 juillet 2023 à 16h00
Orientation et programmation du ministère de la justice 2023-2027 — Discussion générale commune

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaEmeline K/Bidi :

Quand un jeune de 17 ans meurt d'une balle tirée par un policier, c'est tout un pays qui crie justice. Quand des représentants des forces de l'ordre sont blessés ou, pire, perdent la vie dans l'exercice de leurs fonctions, nous convoquons la justice. Quand un commerçant voit disparaître son outil de travail dans les flammes et le pillage, nous réclamons la justice. Quand un maire et sa famille sont attaqués en pleine nuit à leur domicile, le pays entier se lève pour exiger que justice soit faite. La justice ne rend pas les vies perdues et n'efface pas les traumatismes subis. Mais la justice amène la paix, la paix sociale. Sur les murs des cités qui s'embrasent depuis plusieurs jours, on peut d'ailleurs lire « pas de justice, pas de paix ». Voyez donc l'importance que chacun accorde à la justice dans notre pays, les exigences et l'espoir que nous plaçons en elle.

Dans un monde de plus en plus injuste, où les inégalités ne cessent de se creuser, la justice est toujours plus sollicitée. Et alors que nous sommes si exigeants à son égard, certains oublient parfois qu'elle est rendue, au nom du peuple français, par des femmes et des hommes dont l'engagement n'a d'égal que l'importance de leur mission. Pour les magistrats, les greffiers, les assistants de justice, les avocats, les commissaires de justice et tous les autres auxiliaires, la justice n'est pas qu'une valeur ou un idéal. Pour eux, la justice est palpable. Elle se compte en milliers d'heures de travail, en centaines de dossiers à traiter. Elle a le visage des femmes, des hommes et des enfants que l'on juge. Eux attendent plus que des mots ou des regrets – même si des regrets, après des décennies de délaissement de la justice dans notre pays, nous en avons forcément.

Autant vous dire, monsieur le ministre, que votre projet de loi était fort attendu. Nous attendions des moyens humains et matériels et vous avez annoncé, il est vrai, le recrutement de 1 500 magistrats et greffiers sur cinq ans. Quand bien même une telle mesure aurait été annoncée sous la législature précédente, il manquerait encore des effectifs. Mais nous sommes en 2023, et les moyens ne sont pas à la hauteur de l'urgence. Les comparaisons européennes nous rappellent combien nous pouvons et devons faire mieux. La France dépense 72 euros par an et par habitant pour son système judiciaire, contre 88 en Espagne et 141 en Allemagne. Pour 100 000 habitants, nous avons en France 3 procureurs, 11 juges et 34 greffiers. En Europe, la médiane est de 11 procureurs, 18 juges et 61 greffiers. S'agissant des délais de traitement des dossiers, la situation n'est pas meilleure : en France, en première instance, il faut 637 jours pour traiter un dossier contre 237 dans le reste de l'Europe. En appel, il faut 607 jours en France contre 177 chez nos voisins.

Je suis navrée de vous avoir noyés sous les chiffres mais, voyez-vous, nos magistrats et greffiers sont noyés, eux, sous les dossiers qu'ils ne parviennent plus à traiter. Le rapport Sauvé illustre la détresse des professionnels de la justice, tout comme la tribune des 3 000 magistrats et greffiers qui, suite au suicide d'une jeune magistrate, alertait sur l'urgence de réformer en profondeur l'institution. Or votre projet de loi se contente de gérer la pénurie. Pour tenir vos engagements de recruter davantage et plus vite, vous bradez la formation des magistrats, vous vous attaquez à l'inamovibilité et à l'indépendance des juges. Pour pallier le manque de personnel, vous généralisez la dématérialisation : téléconsultation en garde à vue, audiences en visio, caméras-piéton pour les surveillants pénitentiaires. Nous voulons une justice de qualité, vous prônez une justice déshumanisée. Face au manque de personnel de justice, vous révisez à la baisse les standards de nos droits fondamentaux. Vous régularisez d'un trait de plume les vices de procédure, vous étendez les perquisitions de nuit, vous élargissez les écoutes à tout objet connecté.

Mais il n'y a pas un mot, dans votre texte, sur la régulation carcérale ni sur la revalorisation des métiers de justice. Ce n'est pas moi qui le dis : ce sont les greffiers, qui ont manifesté aujourd'hui à travers toute la France – notamment à La Réunion, où je suis élue – pour demander une meilleure reconnaissance pour leur métier, sans lequel la justice ne peut pas fonctionner. À La Réunion toujours, les commissaires de justice ont lancé un mouvement de retrait de l'activité pénale pour dénoncer la dévalorisation de leur mission.

Nous prenons acte de votre projet de loi de gestion et regrettons l'absence d'une vision structurelle pour une justice de qualité, là où vous ne voyez qu'une justice de quantité. La tribune des 3 000 dénonçait l'approche gestionnaire de la justice. Malheureusement, rien n'a changé. Vous restez sourds à nos alertes. J'en veux pour preuve le rejet en commission de presque tous nos amendements, notamment de ceux relatifs à l'outre-mer, par exemple sur les violences intrafamiliales à La Réunion ou le crime organisé en Guyane. Dans ces territoires, la justice souffre encore plus qu'ailleurs de manques, et les justiciables sont encore plus éloignés d'elle. Vous restez sourds également aux cris de ceux qui manifestent. Quant à nous, nous resterons fidèles à nos convictions et à notre attachement aux services publics, notamment à celui de la justice.

Respectueux des femmes et des hommes qui, inlassablement, se dévouent à la tâche, nous continuerons de défendre notre vision de la justice, celle qui place les droits de l'homme au sommet de la pyramide des normes et qui écrit justice avec un J majuscule.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion