Intervention de Patrick Hetzel

Séance en hémicycle du mercredi 7 juin 2023 à 15h00
Restitution des travaux des commissions des finances et des affaires sociales sur le printemps de l'évaluation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPatrick Hetzel :

Le 16 mai 2023, le centre pénitentiaire de Gradignan a suspendu les admissions de nouveaux détenus. Cette décision s'explique par le taux d'occupation de cet établissement, qui atteignait en mars 2023 plus de 200 %. Cet exemple illustre parfaitement l'incapacité actuelle du Gouvernement à garantir des conditions dignes de détention, ce que confirment beaucoup d'observateurs et d'analystes depuis, hélas, déjà un certain temps. Pourtant, depuis la fin des années 1980, six programmes immobiliers pénitentiaires ont été lancés, auxquels s'est ajouté plus récemment le programme 15 000, annoncé en octobre 2018 par le président Macron et qu'il avait déjà évoqué durant sa campagne. En dépit de ces différents plans de construction, le taux d'occupation des prisons françaises s'est toujours maintenu au-dessus de 100 %, et atteint désormais 118 % en moyenne et plus de 140 % au sein des maisons d'arrêt. C'est pour comprendre les raisons de cet échec que j'ai décidé d'évaluer, dans le cadre du Printemps de l'évaluation, les programmes de construction pénitentiaire et d'analyser les raisons qui expliquent cette inexorable procrastination.

Les programmes immobiliers pénitentiaires ont tous un point commun : ils connaissent d'importants retards d'exécution et sont pratiquement tous revus à la baisse au cours de leur déploiement. Les outils dont a disposé l'administration pénitentiaire pour conduire ses programmes immobiliers ont pourtant évolué au fil du temps. Consécutivement à une certaine prise de conscience des difficultés auxquelles elle est confrontée, cette administration bénéficie depuis le début des années 2000 du concours de l'Agence publique pour l'immobilier de la justice (Apij), chargée de gérer toutes les opérations immobilières de grande envergure du ministère de la justice, qu'il s'agisse des tribunaux ou des lieux de détention. Ces évolutions n'ont néanmoins pas eu une grande influence sur les résultats obtenus par le ministère s'agissant de l'état de nos prisons et des conditions de détention.

J'en viens plus précisément au programme 15 000, l'une des marques de fabrique du président Macron. Son coût prévisionnel s'élève à 4,5 milliards au total ; il a été conçu pour soulager les maisons d'arrêt, qui connaissent les taux d'occupation les plus élevés, et favoriser une meilleure réinsertion des détenus. Dès le lancement de ce plan, plusieurs risques ont été identifiés et, en tant que rapporteur spécial, j'ai systématiquement alerté – mais au vu de la réaction des gardes des sceaux successifs, on a l'impression que cela glisse comme l'eau sur les plumes d'un canard. Le secrétariat général pour l'investissement avait ainsi, sur la base de l'évaluation socio-économique du programme et de sa contre-expertise, émis un avis favorable, mais assorti de plusieurs réserves sur les bénéfices attendus du programme – c'est donc une instance étatique qui alertait déjà –…

Force est de constater que tous les objectifs de ce programme ne seront, hélas, pas atteints, contrairement à ce que vient d'affirmer une nouvelle fois le garde des sceaux au Sénat. En premier lieu, seules 2 441 places avaient été ouvertes à la fin de l'année 2022, un chiffre évidemment bien en deçà des 7 000 places initialement prévues. Et parmi ces places, près de la moitié, soit 1 127, avaient déjà été ouvertes en 2016 et 2017, bien avant l'annonce du programme 15 000 ! Globalement, 2 081 places ont été ouvertes depuis 2018 et relèvent de programmes de construction annoncés en 2012 et en 2014. Il s'agit donc d'un recyclage quantitatif. Certaines places relevant de la tranche des 7 000 seront donc livrées, je le souligne, avec un retard considérable. Ce sera notamment le cas du centre pénitentiaire de Gradignan, qui sera livré en 2026 au mieux, ou encore des centres pénitentiaires de Lille et de Basse-Terre, qui seront livrés en 2027. Tout porte donc à croire que l'échéance de 2027 ne sera pas tenue, ce que je démontre précisément dans mon rapport budgétaire, et que les places relevant de la tranche des 8 000 ne seront pas livrées avant 2030, contrairement à ce que veut nous faire croire la Chancellerie.

En effet, 13 415 places – sur les 15 000 prévues – restent à ouvrir. L'échéancier qui m'a été transmis par l'administration pénitentiaire elle-même montre que plus de la moitié de ces places ne seront pas livrées en 2027. En tout état de cause, le programme 15 000 est d'ores et déjà sous-dimensionné et ne permettra pas de résorber la surpopulation carcérale ni d'atteindre un taux d'encellulement individuel de 80 % en 2027, comme cela avait été initialement annoncé. En effet, à l'issue du programme 15 000, 75 000 places seront opérationnelles, ce qui correspondra tout juste, d'après les projections du ministère, au nombre de personnes détenues. Cependant, ces projections, très fortement volatiles, seront certainement révisées, ainsi que l'a souvent indiqué la Chancellerie.

Reprenons l'exemple de Gradignan : à la livraison du nouvel établissement en 2026, et à nombre de détenus inchangé, son taux d'occupation restera de 120 %. Ces constats sont partagés par Mme la contrôleure budgétaire et comptable ministérielle auprès du garde des sceaux, ministre de la justice, et des services du Premier ministre, qui représente Bercy au sein de la Chancellerie. Elle a réalisé un contrôle sur l'exécution du programme immobilier pénitentiaire pour conclure à son incapacité à limiter la surpopulation carcérale. Je recommande donc d'aller dans le sens de ses conclusions et d'étendre dès à présent le programme 15 000 en prévoyant la construction de places supplémentaires.

Les raisons du rallongement des délais de construction des prisons sont multiples. Tous les programmes immobiliers pénitentiaires ont été marqués par des difficultés importantes en matière de recherche foncière, mais les acquisitions foncières sont d'autant plus complexes que le ministère de la justice a fait des choix très restrictifs en matière d'implantation. Ainsi, certains projets stagnent, comme à Grasse ou à Châtillon-sur-Seine, situé dans la circonscription de M. Hubert Brigand. Je pense encore à Oermingen, dans ma circonscription, où M. le garde des sceaux s'était rendu et avait déclaré que son centre de détention pouvait faire l'objet d'un projet d'extension. C'était il y a déjà plusieurs années et nous n'avons toujours rien vu.

Trop peu de mesures ont été prises pour faciliter l'adhésion des élus locaux aux projets de construction de prisons. Plusieurs propositions ont été formulées, par exemple la modification des modalités de calcul de la dotation de solidarité urbaine (DSU) pour favoriser les communes accueillant un établissement pénitentiaire, ou la comptabilisation des places de détention au titre des obligations incombant aux communes en matière de logement social.

Mme la contrôleure budgétaire et comptable ministérielle fait également valoir que le coût du programme 15 000 dépassera de façon importante les prévisions, ce qui est préoccupant d'un point de vue budgétaire.

Enfin, la visibilité sur la manière dont l'administration pilote la dépense est insuffisante. Je propose donc qu'un échéancier d'ouverture des crédits figure dans les documents budgétaires et fasse l'objet d'une actualisation annuelle. Le débat avec M. le garde des sceaux en commission a montré que la question du pilotage entre la Chancellerie et l'Apij est loin d'être réglée.

Enfin, le contrôle sur le programme 15 000 démontre que l'administration pénitentiaire rencontre de grandes difficultés pour formaliser ses commandes auprès de l'Apij : les opérations qui lui sont confiées ne sont pour le moment pas assorties d'objectifs explicites en termes de calendrier ou de coût. Je recommande donc de déterminer des cibles claires, ce qui permettra de mieux évaluer le pilotage des programmes immobiliers du ministère de la justice. Là aussi, on constate un écart abyssal entre les discours de M. le garde des sceaux et ses actes.

Ma question est très simple : quand le Gouvernement prendra-t-il conscience de la nécessité de mettre en place un véritable pilotage du programme 15 000 ? Le risque est, une nouvelle fois, de voir les promesses du président Macron rester lettre morte. Les données contenues dans mon rapport sont très explicites et montrent l'ampleur du problème. C'est tout l'intérêt du Printemps de l'évaluation. Je souhaite vivement que les rapports parlementaires ne soient pas classés dès réception par les administrations : ils doivent servir de support à un dialogue et les recommandations d'amélioration issues du contrôle parlementaire et des débats en commission doivent être suivies d'effets.

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