Intervention de Patrick Lefas

Réunion du jeudi 11 mai 2023 à 14h00
Commission d'enquête relative aux révélations des uber files : l'ubérisation, son lobbying et ses conséquences

Patrick Lefas, président de Transparency International France :

Transparency International France est la section française d'un mouvement international qui s'apprête à fêter son trentième anniversaire et qui a pour objet la lutte contre la corruption. Nous-mêmes fêterons notre trentième anniversaire en 2025. Nous sommes une association de la loi de 1901, dotée d'un conseil d'administration composé de personnalités issues des sphères publiques et privées. Nous bénéficions d'une accréditation renouvelée tous les trois ans par le mouvement Transparency International, ainsi que d'un agrément pour exercer les droits de partie civile, qui sera soumis à renouvellement cette année. Nous utilisons notamment ces droits dans le cadre de contentieux stratégiques à l'appui de nos plaidoyers.

Je me concentrerai sur les problématiques éthiques. Les Uber files mettent d'abord en évidence le travail essentiel que mènent les journalistes d'investigation. Nous avons toujours travaillé en lien étroit avec le consortium international des journalistes d'investigation, par exemple dans le cadre des Panama papers, des Paradise papers ou de dossiers présentés devant le parquet national financier (PNF), en particulier contre les oligarques russes et les proches du régime de Poutine. Nous veillons aussi à ce que le registre des bénéficiaires effectifs demeure ouvert : à ce titre, nous sommes heureux que le ministre de l'Économie et des Finances n'ait pas suivi la décision d'autres pays européens de fermer ce registre car l'accès à l'information est essentiel.

Nous travaillons également à éviter le développement de procédures d'intimidation judiciaires. Dans certains pays, comme en Italie, on dénombre environ 9 000 procédures d'intimidation contre des journalistes. À Malte, une journaliste éminente comptait quarante-trois plaintes à son encontre, au civil et au pénal, ce qui a profondément affecté sa vie privée.

Les Uber files révèlent d'abord des interactions quotidiennes entre les décideurs publics et les représentants du monde économique. Ces pratiques de lobbying s'inscrivent dans le jeu démocratique naturel, à condition de respecter trois principes essentiels : la transparence, l'intégrité et l'équité. En effet, l'opacité peut être source de corruption, même si cela n'est pas le cas dans les Uber files. De plus, le lobbying peut représenter une atteinte à la démocratie, lorsqu'un intérêt économique particulier exerce une influence démesurée – et donc illégitime – sur la décision publique en déployant de puissants moyens d'action. Les « Gafam » l'ont bien démontré lors des directives européennes sur le digital.

Par ailleurs, les représentants d'intérêts peuvent utiliser de fausses informations pour influencer la décision publique. À cet égard, nous sommes satisfaits de la décision du président du Sénat du 3 mai dernier, à la suite de notre saisine de son comité de déontologie : il a prononcé une mise en demeure de Phyteis, association professionnelle composée de dix-neuf entreprises fournisseuses de produits phytopharmaceutiques à usage agricole, pour manquement à ses obligations déontologiques. La HATVP devrait également rendre sa décision prochainement.

L'entreprise Uber exerçait-elle un lobbying transparent, intègre et équitable en France entre 2014 et 2016 ? De notre point de vue, ce n'était pas le cas : ce lobbying s'est exercé au contraire de manière opaque, peu soucieuse d'éthique et inéquitable par rapport aux autres parties prenantes.

Je développerai quelques remarques préalables. Premièrement, la déontologie d'un lobby doit s'apprécier indépendamment des résultats de ses actions d'influence. Deuxièmement, les dérives révélées par les Uber files sont loin d'être propres au secteur de la mobilité : elles peuvent s'observer dans tous les domaines où il existe un intérêt économique à influencer fortement une décision publique. Troisièmement, les faits concernant les Uber files se sont déroulés entre 2014 et 2016, à une époque où le cadre de transparence était balbutiant : la loi sur la transparence de la vie publique de 2013 se mettait encore en place, tandis que la HATVP s'installait à peine. La « loi Sapin 2 », qui a renforcé plusieurs dispositions de la loi du 11 octobre 2013, n'existait pas encore. Enfin, le décret de 2017 – quelles que soient ses imperfections – n'avait pas encore été publié. Par conséquent, un certain nombre de pratiques contestables décrites dans ces révélations ne pourraient pas se reproduire dans les mêmes termes aujourd'hui.

Je souhaite revenir dans un premier temps sur la question de l'opacité, en insistant d'abord sur la problématique de responsabilité déclarative des lobbys. Lors de son audition, le président de la HATVP, Didier Migaud, vous a exposé les failles du répertoire des représentants d'intérêts qu'il nous reste encore à corriger. Nous partageons son diagnostic et ses recommandations. Il faut réviser la « loi Sapin 2 » et le décret relatif à la mise en œuvre du répertoire. C'est pour cette raison que nous avons activement participé aux travaux de la mission flash sur la rédaction du décret n° 2017-867 du 9 mai 2017 relatif au répertoire numérique des représentants d'intérêts, et que nous accueillons avec faveur ses conclusions, qui proposent un nouveau cadre législatif suivi d'une adaptation du décret. Certaines institutions qui ne sont pas encore soumises à ces obligations seraient alors concernées et le lobbying étranger serait mieux encadré.

Les déclarations de l'activité d'Uber à la HATVP pour l'année 2022 sont apparemment conformes à la loi ; mais nous y avons constaté des omissions et, surtout, ces déclarations sont assez vagues quant aux décisions publiques qu'elles ont cherché à influencer et aux objectifs de modification portés par les représentants de cette entreprise. Il nous semble qu'il y a là matière à légiférer et les travaux de votre commission d'enquête pourraient utilement y contribuer.

De plus, les agendas des décideurs publics font également l'objet d'une forme d'opacité. Sur les dix-sept communications recensées entre Uber et le ministre de l'Économie de l'époque, Emmanuel Macron, une seule a été rendue publique – les dirigeants d'Uber, d'ailleurs, ont avoué qu'ils auraient souhaité que davantage d'entre elles le soient. Nous ne comprenons pas cette pratique d'un agenda secret. Le ministre de l'Économie et des Finances peut bien entendu avoir des contacts avec les responsables économiques mais rien ne justifie que ces rencontres aient lieu dans le secret des cabinets. La transparence de ces agendas est une responsabilité partagée entre les décideurs publics et les représentants d'intérêts.

Ce sujet a fait l'objet d'un travail exemplaire sur le plan déontologique au sein du Parlement, que nous avons salué dans un document adressé à chacun des parlementaires. Nous ne pouvons en dire de même sur l'Exécutif : la publication des agendas des membres du Gouvernement n'est pas appliquée de manière systématique. À ce titre, nous devrions nous inspirer des pratiques en vigueur à la Commission européenne ou au sein du gouvernement britannique – même si des marges de progrès demeurent.

En outre, nous constatons une autre problématique relative à l'opacité : il s'agit de la traçabilité des amendements. La transmission d'amendements « clé en main » est une pratique courante de la part des entreprises comme des ONG : nous nous considérons nous-mêmes comme des représentants d'intérêts et déposons une déclaration annuelle à la HATVP. Cela fait partie de la vie démocratique. Nous ne cherchons pas à influencer ceux qui élaborent la loi mais la transparence reste néanmoins de vigueur : pour cela, nous avons besoin d'un outil qui permette aux lobbys de déposer leurs propositions d'amendements afin que nous en assurions la traçabilité. Un certain nombre de parlementaires font d'ailleurs état de ces amendements : lorsque nous avons défendu la mise en place d'un mécanisme de restitution des biens mal acquis aux populations des pays concernés, lors du vote sur la loi du 4 août 2021 sur le développement et les inégalités mondiales, au Sénat comme à l'Assemblée, mention a été faite de nos suggestions. Cela me paraît naturel.

Le financement de la vie politique pose également des problèmes d'opacité. À la différence des pratiques en vigueur aux États-Unis ou en Allemagne, il est interdit en France aux personnes morales – et donc aux lobbyistes – de financer les campagnes électorales. Cependant, nous constatons un manque de clarté sur le rôle, mineur mais réel, du lobbyiste d'Uber Mark MacGann dans la première campagne présidentielle du candidat Emmanuel Macron et sur une éventuelle instrumentalisation de cette campagne par Uber, dans laquelle des consultants d'Amazon et de McKinsey étaient également très impliqués. Le juge de paix, dans ce cas, est la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques. Celle-ci n'a rien trouvé à redire. En effet, les décisions prises sur les comptes de campagne de l'élection présidentielle recensent tous les signalements : ainsi, le directeur de campagne de Valérie Pécresse en 2022 se trouvait aussi à la tête d'un cabinet de consulting. Il a donc dû attester qu'il jouait ce rôle de manière bénévole. De même, les trois candidats qui étaient présidents d'exécutifs ont attesté ne pas avoir utilisé de moyens propres à ce rôle au financement de leur campagne, en espèces, en nature ou par tout autre moyen.

La « fiche numéro 2 », qui précise les données relatives à l'organigramme de campagne et distingue les salariés des bénévoles, est désormais annexée aux comptes de campagne. Il est important que les bénévoles ne puissent mettre leur employeur en cause car il existe un risque de financement déguisé par une personne morale d'une campagne électorale. Cet aspect éthique est important.

Pour lever le doute, nous pourrions cependant aller plus loin en rendant obligatoire la publication de l'identité des donateurs dans le financement des campagnes électorales et des partis politiques, peut-être au-delà d'un certain montant. Cette mesure me semble utile pour ne pas avoir à compter sur les fuites pour obtenir de telles informations.

J'en viens à la question de l'intégrité, qui est le deuxième axe de notre réflexion. Les Uber files témoignent d'une considération distanciée d'Uber à l'égard de la loi dans le monde. Le contournement, voire, la violation de la loi a été employée dans la stratégie d'Uber comme un levier de lobbying. Uber a eu recours au logiciel secret Greyball, utilisé jusqu'en 2015 aux États-Unis, à Paris, en Italie, en Australie, en Chine et en Corée du Sud, pour éviter à ses chauffeurs d'être interpellés par les autorités dans les villes où le service n'était pas autorisé ou faisait l'objet de contestation. Pire encore, Uber a utilisé le kill switch, c'est-à-dire un bouton coupe-circuit permettant à l'entreprise de désactiver des ordinateurs à distance en cas de perquisition par la police.

Ces méthodes étaient manifestement planifiées et très encadrées pour ce qui n'était à l'époque qu'une simple start-up – qui affirmait pourtant se conformer pleinement à la loi partout dans le monde. Ces pratiques auraient donc dû disqualifier Uber comme participant à la production de la loi.

Par conséquent, les lobbys devraient respecter le droit qu'ils souhaitent influencer : c'est une évidence mais elle mérite d'être explicitée. Il nous semble donc dommage que le décret d'application du Conseil d'État qui devait créer la charte de déontologie issue de la « loi Sapin 2 » n'ait jamais été publié. Le Sénat et l'Assemblée sont dotés d'une charte de déontologie, tandis que l'Exécutif se voit appliquer des dispositions qui apparaissent dans la « loi Sapin 2 » mais qui pourraient être clairement redéfinies dans une charte de déontologie.

J'en arrive au sujet de la contrefaçon de l'opinion. L' astroturfing est une technique que les spécialistes du lobbying connaissent bien. L'association Alternative Mobilité Transport, présentée comme tout à fait indépendante, mais en réalité pilotée par Uber, a ainsi tenu un discours très positif sur l'utilité de la plateforme. Ces éléments doivent être inclus dans les obligations de transparence qui pèsent sur les lobbys, ainsi que dans celles liées à leur financement. En effet, il devrait être explicité que ces dépenses indirectes font bien partie des actions de lobbying.

Par ailleurs, l'indépendance de l'expertise et du conseil soulève des questions relatives à l'intégrité. Les relations entre un cabinet de conseil, Uber et les collectivités territoriales nous ont paru un peu troubles : si le cabinet d'expertise entretient des relations avec l'entreprise en question, on doit à tout le moins le savoir ; c'est une obligation déontologique. Dans l'expertise médicale, par exemple, depuis le scandale du Médiator, il existe une obligation de transparence sur ces liens d'intérêts. Cette obligation devrait s'appliquer aux cabinets d'études et de conseil.

Enfin, la question de l'intégrité me conduit à aborder la problématique du pantouflage. Comme bon nombre de lobbyistes qui disposent de moyens économiques importants, Uber a recruté et continue à recruter d'anciens agents publics. Cette stratégie a été gagnante, puisqu'Uber a pu décrocher son premier rendez-vous avec Emmanuel Macron par l'entremise d'un responsable de Google France, ancien membre du Conseil d'État et camarade de promotion du directeur adjoint du cabinet du ministre de l'Économie de l'époque.

Il est important de signaler l'acquis que représente la loi de 2019 sur la transformation de la fonction publique, qui a transféré la Commission de déontologie à la HATVP : ces mécanismes très opérants ont démontré leur efficacité à l'issue du premier quinquennat, en obligeant de nombreux membres de cabinets ministériels à présenter leur projet de mobilité, de détachement ou d'affectation. Si le fonctionnaire reste dans la fonction publique, la compétence relève de l'autorité hiérarchique ; s'il part dans le privé, la compétence automatique de la HATVP s'exerce. J'en profite pour souligner que les moyens de cette autorité devraient faire l'objet d'une réflexion.

L'équité entre les parties prenantes dans l'élaboration de la norme doit également nous interroger. Une constante existe quand il s'agit d'évaluer l'influence et l'accès dont peut bénéficier un lobby auprès des systèmes publics ; à la Commission européenne, chaque camp accuse ainsi l'autre d'être plus influent et de bénéficier d'un accès privilégié aux responsables publics. Vous avez vous-mêmes assisté à un tel débat entre les taxis et les plateformes. La seule manière de le trancher est de disposer de données objectives, notamment en ce qui concerne le nombre de rendez-vous obtenus par un lobbyiste auprès des pouvoirs publics ou le montant des dépenses qu'il consacre aux actions de lobbying. À cet égard, un rapport publié le 31 août 2021 par les ONG LobbyControl et Corporate Europe Observatory a levé un coin du voile sur les efforts déployés par les Big Techs pour imposer leur point de vue dans les couloirs des institutions européennes : 1 452 lobbyistes sont ainsi actifs et les dépenses s'élèvent à 97 millions d'euros chaque année depuis 2019. Les plus puissants peuvent mobiliser des fonds plus importants que les autres : les « Gafam » ont dépensé 23 millions d'euros pour leurs actions de lobbying, dont 5,5 millions par Google. Il faut que ces chiffres soient publiés et nous devons définir la manière dont sont comptabilisées les actions directes et indirectes employées pour influencer les décideurs publics dans les institutions européennes ou dans les instances nationales – l'Exécutif et le Parlement.

Enfin, les Uber files sont révélateurs d'une problématique d'accès aux responsables publics. Un principe d'équité entre les parties prenantes doit être défini pour écarter la tentation de n'interroger que certains acteurs. L'élargissement du cadre de vos auditions montre bien que cette pratique est utile pour éclairer l'élaboration de la décision publique – qui n'est pas l'addition des intérêts particuliers mais la traduction de l'intérêt public. Il faut donc veiller à ouvrir les consultations. À cet égard, le Parlement est en avance sur l'Exécutif, qui n'a pas intégré l'idée selon laquelle de nombreux autres acteurs doivent être entendus. Nous en verrions pourtant découler une amélioration significative des études d'impact sur les projets de loi que le Gouvernement vous présente.

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