Intervention de Sébastien Lecornu

Séance en hémicycle du lundi 22 mai 2023 à 16h00
Programmation militaire 2024-2030 — Présentation

Sébastien Lecornu, ministre des armées :

J'ai l'honneur de vous présenter un projet de loi relatif à la programmation militaire (LPM) pour la période 2024 à 2030, le quinzième depuis le début de la Ve République, depuis qu'existent ces lois de programme en matière de défense nationale, qui constituent, il faut le rappeler, une spécificité bien française. Ce texte auquel nos armées, ainsi que les directions et services du ministère, travaillent depuis un an, a été élaboré sous l'autorité du Président de la République, chef des armées, en étroite relation, très en amont, avec le Parlement et les acteurs du monde de la défense. Il cherche à traduire une conviction simple, la seule qui vaille : les menaces qui pèsent sur la nation n'ont jamais été aussi diverses et protéiformes que depuis la fin de la guerre froide. À bien des égards, elles nous placent face à un défi aussi important que celui qu'ont dû relever les gaullistes dans les années 1960.

Cette programmation acte le retour d'une compétition plus dure entre grandes puissances sur fond de prolifération nucléaire, la permanence d'un risque terroriste qui n'a pas disparu, mais dont on ne parle malheureusement plus assez, et l'apparition de nouveaux espaces de conflictualité, conséquence ou reflet de sauts technologiques rapides et brutaux – en témoigne la militarisation du cyber, de l'espace ou des fonds marins. Ces menaces se conçoivent dans une approche classique mais aussi et surtout, pour une puissance nucléaire comme la nôtre, dans une hybridité qui nous invite à penser différemment. C'est sur ce point que la transformation – ce qui ne signifie pas rupture – impliquée par le projet de LPM intervient particulièrement. Nouvelles ou anciennes, ces menaces se cumulent désormais plus qu'elles ne se succèdent : cette programmation militaire a été conçue en les envisageant froidement, en tenant compte des spécificités françaises, de nos forces comme – il faut le reconnaître – de nos vulnérabilités.

Elle n'a pas pour but, comme certains commentateurs ou pseudo-experts nous y ont souvent incités, de tirer les leçons de conflits qui ne sont pas les nôtres et, structurellement, ne pourront jamais l'être. Le modèle de défense propre à la France, fruit d'une construction essentiellement gaullienne, repose sur une autonomie stratégique qui va bien au-delà de la seule dissuasion nucléaire ; il puise sa force dans le sentiment profond que la France n'aurait jamais dû perdre la drôle de guerre de 1940, connaître les difficultés de l'expédition de Suez, et ne vivra pas deux fois les guerres d'Indochine et d'Algérie. Ce texte doit permettre non seulement de poursuivre la réparation d'un outil de défense, hélas endommagé par des politiques parfois court-termistes et une forme de déni de la réalité du monde, mais aussi de transformer nos forces s'agissant de fonctions militaires concrètes, avec des objectifs opérationnels précis.

Je le répète, cette programmation militaire ne suppose pas une rupture fondamentale avec notre modèle historique : elle vise au contraire à revenir à sa force conceptuelle initiale, c'est-à-dire sa capacité à s'adapter rapidement, en prenant en compte les défis du monde actuel, menaces sécuritaires incluses, ainsi que les sauts technologiques qui entraînent inévitablement des sauts stratégiques ou tactiques, y compris en matière d'hybridité.

À cela s'ajoute la nécessité d'articuler ces nouveaux domaines de lutte autour de notre dissuasion et de nos capacités expéditionnaires. Permettez-moi de former le vœu que nous ne perdions pas de vue notre modèle global de défense en entamant la discussion parlementaire par de nombreux détails techniques, sémantiques, budgétaires, non dénués d'intérêt mais qui, encore une fois, ne doivent pas nous écarter de l'essentiel : l'exigence de cohérence et d'efficacité opérationnelle de notre modèle d'armée, armée qui doit rester une armée d'emploi. Tel est l'enjeu, l'héritage des anciens que nous devons protéger afin de le léguer aux générations futures.

Ce que nous avons souhaité faire primer dans ce projet de LPM, c'est notamment l'impératif de cohérence – sur lequel je me suis étendu lors de nos travaux en commission – entre livraisons capacitaires, stocks de munitions ou de pièces détachées, renforcement des soutiens, maintien en condition opérationnelle et formation dont bénéficient nos soldats sur le terrain. D'aucuns ont le goût des cibles capacitaires généreuses, mais la tentation d'acheter en masse des équipements sans tenir compte de leur vie opérationnelle constitue un piège dans lequel sont tombés beaucoup de pays voisins. Nous-mêmes avons parfois, pour des raisons industrielles ou d'affichage, misé sur le nombre d'hélicoptères livrés aux armées, alors qu'il aurait été préférable pour elles de fixer le nombre d'appareils en état de voler. Nous devons apprendre de nos erreurs, même si je note chez certains une facilité à renoncer – quand ce n'est pas un refus d'obstacle – à considérer la question dans son ensemble.

Une LPM n'est pas un simple tableau capacitaire mais un tout, logique, efficace, appuyé sur les contrats opérationnels. La vraie transformation réside d'ailleurs dans le détail de ces contrats, qui figurent au sein du rapport annexé : ils reflètent notre capacité, demain, à concevoir et à mener à bien des opérations combinées entre terre, air, mer, cyber, espace, informationnel et cohésion nationale. Telle est la véritable leçon que nous devons tirer pour nous-mêmes de la guerre en Ukraine. Si nous devons – nous y reviendrons – donner de la visibilité à notre base industrielle et technologique de défense (BITD), la protéger, la promouvoir, l'examen de la future LPM marque le moment où il convient que le Parlement s'intéresse à une effectivité opérationnelle trop souvent négligée par le pouvoir politique, ce qui a pu placer nos forces en situation de vulnérabilité face à des menaces que, précisément, nous ne tenons pas pour illusoires.

Nos choix répondent à la volonté exprimée par le Président de la République lors de sa première élection, en 2017, mais aussi aux besoins formulés depuis lors par les forces armées elles-mêmes, au terme d'un long travail d'introspection demandé aux états-majors et à la direction générale de l'armement (DGA). Cet exercice délicat, inédit, n'ayant pas été sans difficultés, je tiens à remercier les chefs d'état-major, le chef d'état-major des armées (Cema), le directeur général de la sécurité extérieure (DGSE), le délégué général pour l'armement (DGA) et le secrétaire général pour l'administration (SGA) de s'y être livrés. Il a abouti au projet de loi que, je le répète, j'ai l'honneur de vous présenter au nom du Gouvernement, et au sujet duquel vous aurez à vous prononcer en toute responsabilité.

Mesdames et messieurs les députés, s'agissant des choix dont dépendra notre défense nationale au cours des sept prochaines années, le Parlement joue un rôle majeur – largement renforcé par votre commission de la défense, laquelle a adopté de nombreux amendements auxquels le Gouvernement était favorable. Ces dispositions assez inédites renforceront le contrôle du Parlement sur l'exécution et l'actualisation de la programmation, notamment en amont de l'examen des projets de loi de finances (PLF), lesquels restent, chaque année, l'acte parlementaire par excellence en matière d'engagement de moyens. Nos discussions seront donc également, au sens noble du terme, un moment de vérité politique, en quelque sorte modèle contre modèle, chacun ayant l'occasion de défendre les options qu'il souhaite pour nos armées en fonction de son analyse de la situation du monde.

Ce débat doit avoir lieu. Il est sain, il n'a rien de médiocre ; il participe à la force du modèle français, et il serait faux de soutenir qu'il y a toujours eu consensus sur tout, ce qui, en réalité, n'a pas été une seule fois le cas depuis 1960. Dans cette perspective, l'examen du texte en commission et les nombreux amendements émanant de toutes les sensibilités politiques représentées au sein de l'Assemblée nationale m'ont permis d'établir quelques constats que je me permettrai de vous communiquer, tant ils intéressent à la fois la défense nationale et la démocratie.

Il y a tout d'abord ceux qui avancent dans un certain flou – ce qui m'évite de dire « masqués » : à ce stade, ils n'ont pas formalisé leur modèle d'alliances, leur position concernant la dissuasion nucléaire, et donc in fine ce qu'ils souhaitent pour nos armées. Gageons que ces deux semaines nous permettront de mieux le comprendre.

D'autres, dont il faut admettre la clarté et la cohérence, demeurent fidèles à leurs positions historiques – depuis l'examen de la première LPM, pour certains. Reste que ce qu'ils préconisent nous exposerait instantanément à des risques imminents : ils s'opposent au modèle d'armée actuel sans proposer d'alternative pour nous défendre.

D'autres encore considèrent ces débats sous le seul angle budgétaire, sans prendre en compte leur finalité, bien qu'ils aient parfois, lorsqu'ils étaient au pouvoir, réduit directement ou indirectement le budget des armées. Je n'y reviendrai pas, mais voyons dans cette approche un avertissement pour l'avenir : nos dépenses militaires doivent rester soutenables pour les finances publiques, puis connectées aux besoins militaires réels d'abord et aux besoins industriels ensuite – dans cet ordre. C'est là la condition de la performance opérationnelle dans la durée que nous devons à nos soldats.

Enfin, certains estiment que nous dépensons trop sans pour autant expliquer comment ils comptent répondre aux menaces, à moins qu'ils ne croient pas en leur réalité, ce qui me semble dangereux voire naïf.

Quoi qu'il en soit, mesdames et messieurs les députés, c'est dans le respect de la position de chacun que je m'efforcerai de défendre ce texte et les convictions qui le sous-tendent. La semaine d'échanges en commission a permis des débats de fond et de qualité, avec plus de 700 amendements discutés, une centaine d'amendements adoptés, dont un tiers issu des groupes d'opposition. C'est là toute l'utilité de se pencher sur un sujet aussi grave, et je forme le vœu que l'examen en séance publique, puis au Sénat, permette d'améliorer encore ce projet de loi de programmation en apportant des précisions ou dissipant des ambiguïtés.

Avant d'entamer la discussion des amendements, revenons quelques instants sur les principaux enjeux abordés en commission, à commencer par les sujets sur lesquels nous ne sommes pas tous d'accord : ceux qui divisent historiquement les partis politiques de la Ve République, telles la dissuasion nucléaire, l'appartenance à l'Alliance atlantique, notre modèle d'exportation d'armes ; ceux qui suscitent des dissensions plus récentes, comme les coopérations industrielles européennes ; ceux qui concernent directement des points relatifs à cette programmation dont j'ai longuement exposé en commission la cohérence et la soutenabilité, comme la construction de la trajectoire budgétaire ou le choix des priorités en matière d'investissement capacitaire.

Il y a donc avant tout la question de la dissuasion nucléaire, héritage du général de Gaulle, qui a donné à la France les moyens de suivre sa vocation de nation libre et autonome aux yeux du monde. Le texte vise non seulement à la préserver, à nous permettre de continuer de l'assurer seuls, ce qui reste un défi industriel et technologique, mais aussi à préparer la dissuasion de demain. Elle constitue le cœur de notre souveraineté, la clé de voûte de la défense de nos intérêts vitaux ; y renoncer serait abdiquer notre autonomie dans le concert des nations et nous exposer inévitablement à des risques accrus.

Cette loi de programmation l'affirme fermement, pour aujourd'hui mais aussi pour demain. Les choix que vous ferez sont d'autant plus importants que les programmes sont longs à mettre en œuvre : quinze à vingt ans peuvent s'écouler entre le moment où débute un programme et la date de mise en service du vecteur ou du système d'arme. Aussi cette LPM enclenche-t-elle la modernisation de nos sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) de troisième génération mais également la modernisation des missiles des deux composantes. Ces échelles de temps nous obligent à nous projeter sur le long terme. En votant ces investissements, vous garantirez non pas notre seule protection mais aussi celle de nos enfants et de leurs enfants après eux.

Un autre sujet a animé nos débats en commission – c'est le moins que l'on puisse dire – et ne manquera pas de nous mobiliser dans cet hémicycle : il s'agit bien sûr de nos alliances. C'est un sujet de débat majeur entre ceux qui souhaitent sortir purement et simplement de l'Otan, d'autres qui veulent quitter son commandement intégré, ceux qui souhaitent abandonner – et non pas encadrer, ce que je distingue – toute forme de coopération militaire ou industrielle avec nos partenaires européens, et ceux, enfin, qui veulent même mettre un terme aux exportations d'armements. Les questions qui se posent à la représentation nationale consistent en définitive à savoir ce que la France veut, et même doit, faire seule, et ce qu'elle veut, ou doit, faire à plusieurs – partant du principe que la France n'est pas seule, qu'elle n'a selon moi pas vocation à l'être et que de tout temps, elle a su emmener avec elle d'autres nations pour défendre des intérêts communs ou partagés. Nous l'avons encore fait récemment au Soudan, et vous me permettrez à cet égard de rendre hommage à nos militaires : lors de l'opération Sagittaire, grâce à ses capacités expéditionnaires et à son armée d'emploi, la France a pu évacuer seule et en premier ses ressortissants et ceux de ses alliés de la ville de Khartoum, soumise à un feu nourri.

Mais nos débats doivent également mettre en relief nos choix, afin de déterminer quand nous avons un avantage à agir à plusieurs au sein d'une alliance, comme nous le faisons actuellement en Roumanie en qualité de nation-cadre dans le cadre de la mission Aigle, pour réassurer les frontières orientales de l'Alliance atlantique. De la même façon, nous devons être en mesure de déterminer quand nous souhaitons agir en partenariat bilatéral, comme nous le faisons par exemple aux Émirats arabes unis pour assurer la sécurité du ciel. Nous devons enfin pouvoir déterminer quand nous devons agir en Européens parce que nous y avons un avantage – ce fut le cas notamment au sein de la task force Takuba mais également dans le cadre de certains programmes industriels ou de certaines missions de sécurité maritime.

Pour faire ces choix, nous disposons de capacités qui nous distinguent de nos alliés : notre armée est une armée d'emploi, je le disais, avec une culture expéditionnaire, capable d'intervenir au-delà de ses frontières partout sur la planète. Ce n'est pas le cas de toutes les armées, il faut bien le reconnaître. En clair, les deux questions auxquelles il faut répondre, dans ce débat, sont les suivantes : veut-on pouvoir emmener les autres ou doit-on accepter d'être emmené par les autres ? Et au-delà, sans transiger avec notre souveraineté, quelles sont les menaces pour lesquelles une interopérabilité, une planification et des entraînements communs sont indispensables pour dissuader nos compétiteurs ?

Sur les coopérations européennes en matière industrielle, l'affirmation de nos intérêts doit être rappelée – peut-être même précisée, je l'admets – et j'entends parfaitement que le Parlement y soit davantage associé que par le passé. La discussion à venir nous permettra de dégager, je le crois et l'espère, une proposition satisfaisante sur la base des amendements qui ont été déposés. Vous connaissez nos options, elles sont claires et transparentes depuis 2017. Elles impliquent néanmoins des moyens, ce à quoi répond cette programmation militaire.

C'est l'autre grand sujet qui a animé nos discussions et sur lequel je sais que vous serez nombreux à revenir au cours de la semaine : la trajectoire budgétaire prévue par cette programmation militaire. Je ne reviendrai pas sur le débat autour des recettes extrabudgétaires prévues dans cette LPM. Celles-ci ont toujours existé dans le passé et n'avaient jamais suscité autant de débats. La nouvelle présentation les rend plus lisibles, et c'est une bonne chose. La commission a souhaité créer un mécanisme de sécurisation en cas de prévision non réalisée. C'est là aussi une bonne chose et cela place désormais ce débat technique derrière nous, même si je n'ai jamais douté des prévisions élaborées par les services du ministère.

Je veux néanmoins revenir sur les augmentations historiques que nous vous proposons depuis 2017 et jusqu'en 2030, lesquelles – il faut le rappeler, car cela n'a pas toujours été le cas – ont été exécutées à l'euro près. En 2017, le budget de nos armées était de 32,3 milliards d'euros. Cette année, en 2023, il s'élève à 43,9 milliards d'euros : la marche d'augmentation atteint 11,6 milliards d'euros par rapport à 2017, sans compter les crédits qui ont été votés en gestion. À cela, il faut donc ajouter 1,5 milliard d'euros pour – c'est encore moins courant – une surexécution budgétaire. En 2027, à la fin du second quinquennat du Président de la République – une date qui intéresse beaucoup –, le budget des armées sera de 56 milliards d'euros, ce qui correspond à une marche d'augmentation de 23,7 milliards. En 2030, il atteindra 68,9 milliards d'euros, hors pensions. Le budget des armées de la France aura donc plus que doublé en l'espace de deux lois de programmation militaire. J'ai entendu certains regretter que la part la plus importante de l'effort budgétaire n'arrive qu'en fin de LPM : c'est faux, chiffres à l'appui.

Cette croissance est largement engagée par la LPM en cours, et l'essentiel de l'effort aura été permis par l'engagement du Président de la République et de cette majorité depuis 2017. Je ne peux douter que celles et ceux qui prétendent diriger le pays en 2027 voudront abîmer cet effort…

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