Intervention de Christiane Taubira

Réunion du mercredi 29 mars 2023 à 16h00
Commission d'enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements au sein de l'administration pénitentiaire et de l'appareil judiciaire ayant conduit à l'assassinat d'un détenu le 2 mars 2022 à la maison centrale d'arles

Christiane Taubira, ancienne garde des Sceaux, ministre de la Justice :

Lorsque j'ai pris mes fonctions, des attentats avaient eu lieu en début d'année et le réseau dit de Sarcelles et Cannes-Torcy était en train d'être démantelé. En tant que garde des Sceaux, j'ai choisi d'articuler des politiques publiques entre le domaine judiciaire, celui de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et celui de l'administration pénitentiaire, plutôt que de cibler seulement cette dernière.

D'aucuns ont pu dire que je favorisais la radicalisation qui avait cours dans les prisons – je venais seulement d'arriver, mais je devais assumer la responsabilité d'un siècle d'administration pénitentiaire ! En tout cas, je voulais savoir ce qu'il en était. Au moment du démantèlement du réseau de Sarcelles et Cannes-Torcy, je fais remonter les fiches pénales de la douzaine de personnes impliquées : un seul individu a un casier judiciaire, avec inscription de délits routiers uniquement ; un autre a fait l'objet d'un contrôle judiciaire pour soupçon de lien avec une filière syrienne. C'est tout.

Je suis donc perplexe : à l'évidence, ces personnes n'ont pas été radicalisées en prison et la plupart d'entre elles n'ont pas d'antécédent judiciaire. Je fais donc immédiatement mettre en place un indicateur mensuel d'observation de la situation et du parcours des personnes faisant l'objet de condamnations pour terrorisme – association de malfaiteurs, complices ou autres. Il fait apparaître qu'entre 12 % et 14 % des personnes condamnées pour terrorisme sont déjà passées en prison. Autrement dit, environ 85 % des personnes ont été radicalisées en dehors de la prison. Ce n'est pas un motif de satisfaction, c'est une alerte. Ce n'est pas non plus rassurant, car, en prison, la population est captive et l'on peut prendre des décisions la concernant. À ma demande, le ministère de l'Intérieur m'indique que seulement 3 % de la radicalisation se fait dans les mosquées. Conclusion : 14 % de la radicalisation se faisant en milieu carcéral et 3 % dans les mosquées, elle se développe donc pour au moins 80 % dans la société. Cela ne me rassure pas du tout. Et sur trois ans, l'indicateur mensuel précité variera entre 13 % et 15 %, pas davantage.

Pour répondre à ce constat, j'ai donc choisi d'articuler des politiques publiques. Dans le domaine judiciaire, j'ai organisé un réseau de magistrats antiterroristes référents. À l'époque, nous ne disposions d'aucun outil, d'aucun programme de formation, ni de formateurs. J'ai donc mobilisé l'École nationale de la magistrature (ENM) pour qu'elle conçoive des programmes de formation, ainsi que d'autres sachants, à travers des conventions avec l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et avec l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), dont j'assurais la coprésidence en tant que garde des Sceaux. J'ai également sollicité des personnes travaillant sur ces questions depuis de nombreuses années et susceptibles d'alimenter la réflexion des formateurs, comme Gilles Kepel, Olivier Roy, Rachid Benzine, Patrick Weil ou encore Jean-Pierre Filiu. Dès la première année, l'ENM forme 200 magistrats, dont les magistrats référents.

Le lien entre criminalité organisée et terrorisme ayant été établi, j'ai recruté et affecté des assistants spécialisés dans les juridictions interrégionales spécialisées (JIRS). Pendant un an et demi, j'ai travaillé avec le ministère de l'Économie et des finances, dans la perspective de la loi Sapin 2, qui sera adoptée en 2016, sur des mesures concernant le financement du terrorisme. Des assistants spécialisés ont également été affectés dans les huit ressorts où ont été localisées le plus de personnes suspectées ou condamnées pour des incriminations terroristes.

Dans le domaine de la protection judiciaire de la jeunesse, les conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation (CPIP) – un corps que j'augmenterai de 25 % dans l'année – et les directions interrégionales des services pénitentiaires (DISP) nous ont fait remonter, via le secteur associatif habilité (SAH) avec lequel la justice contractualise, des alertes concernant des jeunes en cours de radicalisation, réceptifs aux discours de radicalisation, ou en danger en raison du processus de radicalisation dans lequel se trouve leur famille. Là encore, nous avons mis en place une formation à destination des personnels : 8 000 personnes ont ainsi été formées dans les deux premières années pour la PJJ, et 3 000 personnes pour le SAH.

Plus tard, en avril 2015, j'ai organisé ce que je pensais être les premières – qui seront, en fait, les seules – rencontres internationales des magistrats antiterroristes : pendant trois jours, 170 magistrats de trente-quatre pays ont travaillé, à huis clos, à l'INHESJ. Il s'agissait d'améliorer la coopération pénale en connaissant mieux les méthodes de chaque pays. Les résultats ont été rapides : les hauts magistrats se connaissant déjà, l'enclenchement des procédures pénales antiterroristes – commissions rogatoires par exemple – en a été facilité.

J'ai également renforcé Eurojust, la coopération étant rendue essentielle par la découverte, au début de l'année 2012, que les terroristes proviennent d'une centaine de pays, en particulier de France et de Belgique pour ce qui concerne l'Europe. J'y fais également intégrer le Radicalisation awarness network (RAN), qui est le réseau européen qui protège les victimes du terrorisme. Et, sur le plan législatif, la loi de novembre 2012 relative aux entrées et sorties du territoire soumet la sortie du territoire d'un mineur à l'autorisation préalable des parents.

Dans le domaine pénitentiaire, pour répondre à votre question sur la lutte antiterroriste et la lutte contre les violences en prison, dès le mois de juin 2013, je mobilise 33 millions d'euros pour sécuriser les établissements.

J'ai dit que, parmi les membres du réseau de Sarcelles et Cannes-Torcy, aucun n'était passé par la prison et un seul avait été repéré pour ses relations avec la filière syrienne. De la même manière, sur les neuf terroristes responsables des attentats du 13 novembre 2015, aucun n'avait connu la prison ; aucun n'avait été radicalisé en prison. Inquiète, j'ai mobilisé l'Inspection générale de la justice dans le cadre d'une inspection conjointe rassemblant l'Inspection générale de l'administration, celle des affaires sociales et celle de l'éducation nationale. Nous avons pris conscience du besoin d'agir au sein des prisons mais aussi dans l'ensemble de la société. Dans ce cadre, j'ai travaillé avec la secrétaire d'État chargée de la politique de la ville Myriam El Khomri et le ministre du Travail François Rebsamen.

Les 33 millions d'euros ont été investis dans la sécurisation des vingt-sept établissements considérés comme sensibles ; le nombre de portiques à ondes millimétriques installés dans les prisons a été multiplié par vingt. J'ai fait accélérer les travaux en priorité dans les établissements vétustes et ceux affectés par une surpopulation carcérale, afin de favoriser l'encellulement individuel qui facilite le contrôle des détenus. De même, j'ai procédé à la fermeture des bâtiments où la sécurité n'était plus assurée.

Dans le même souci de sécurisation, y compris des personnels, j'ai lancé, dès 2013, le recrutement d'informaticiens, l'acquisition d'un logiciel de haute technologie pour le contrôle des ordinateurs – les détenus ont le droit à un ordinateur, mais pas à internet –, ainsi que le recrutement d'aumôniers et d'interprètes arabophones pour traduire les écoutes légales. Des équipes légères d'intervention ont été constituées : 140 agents sont venus renforcer les équipes régionales d'intervention et de sécurité (Eris) de l'administration pénitentiaire, qui interviennent avec célérité et efficacité dans les établissements lorsque des incidents se produisent. Ces agents peuvent prendre part aux fouilles, à la surveillance ou intervenir pour répondre à un besoin immédiat.

Lorsque je prends mes fonctions, le renseignement pénitentiaire est composé de treize agents en administration centrale et de quatorze dans les directions interrégionales. Je le renforce immédiatement en recrutant huit officiers. À la fin de l'année 2012, le renseignement pénitentiaire comptait 72 agents et 159 à la fin de 2015. Je vais quitter le Gouvernement à la fin janvier 2016, mais j'ai fait porter les effectifs à 186 dans le budget pour 2016. Par ailleurs, au Congrès de Versailles, le Président de la République a annoncé 2 500 postes supplémentaires pour les services judiciaires, dont une partie pour l'administration et les renseignements pénitentiaires – je les avais obtenus lors des discussions interministérielles qui avaient suivi les attentats. Le service monte donc en puissance.

Mais le renseignement pénitentiaire a aussi connu une amélioration qualitative. En 2012, je prends contact avec la direction générale de la police nationale (DGPN), qui accepte d'intégrer un directeur des services pénitentiaires au sein de l'unité de coordination de la lutte antiterroriste (Uclat). J'obtiens également que l'administration pénitentiaire participe aux réunions hebdomadaires et qu'elle soit associée aux réunions des cellules départementales. Avec le ministère de l'Intérieur, nous prenons encore des circulaires conjointes et consolidons la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos), qui sera d'ailleurs submergée de signalements de personnes en danger ou suspectées de radicalisation.

Dans le cadre des débats sur la loi relative à l'individualisation des peines et renforçant l'efficacité des sanctions pénales, la création d'un renseignement pénitentiaire autonome a été évoquée. Le renseignement pénitentiaire nécessite à la fois des effectifs, de la formation et une culture du renseignement, des moyens logistiques et des capacités d'exploitation des informations collectées, un accès aux archives et des capacités d'archivage, dans le respect des obligations qu'implique un État de droit. Pour ma part, je considérais, et je considère encore, qu'avec les effectifs dont je l'avais doté, qui permettaient d'avoir des agents dédiés au renseignement pénitentiaire, et la façon dont j'avais structuré et stabilisé ses relations avec les services de renseignement dépendant des ministères de l'Intérieur et de la Défense, le renseignement pénitentiaire serait plus efficace qu'en reposant sur une réalité artificielle. Le renseignement est utile s'il peut surveiller les réseaux, à l'intérieur et à l'extérieur des prisons. À l'intérieur, la population carcérale est observable dans une situation artificielle ; si une personne se sait surveillée, il est probable qu'elle va dissimuler. Ce sont donc les relations avec les réseaux qui sont utiles, et croire que l'univers carcéral réunirait à lui seul toutes les possibilités de surveillance des personnes dangereuses me paraît une erreur potentiellement lourde de conséquences.

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