Intervention de Benoît Cœuré

Réunion du vendredi 24 mars 2023 à 14h00
Commission d'enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la constitution

Benoît Cœuré, président de l'Autorité de la concurrence :

Je remercie les membres de la commission d'enquête d'offrir à l'Autorité de la concurrence l'occasion de prendre part aux réflexions sur la vie chère en outre-mer et de présenter notre action en outre-mer.

L'Autorité de la concurrence, ainsi que M. le rapporteur au sein de la commission des affaires économiques, ont rappelé à plusieurs reprises les particularités des territoires ultramarins. L'insularité, l'éloignement et l'étroitesse des marchés affectent très profondément le fonctionnement de leurs économies.

Ces spécificités expliquent l'importance particulière qu'a accordée l'Autorité de la concurrence, dès sa création en 2008, à la protection de la concurrence en outre-mer. La répression des pratiques anticoncurrentielles dans les départements et régions d'outre-mer (DROM) et dans les collectivités d'outre-mer (COM) où elle est compétente constitue pour elle, de façon constante, un axe d'action prioritaire, comme l'a rappelé la feuille de route publiée il y a quelques semaines et comme le rappellera prochainement son rapport annuel de 2022.

Cet engagement est particulièrement important dans le contexte de vie chère que nous connaissons partout en France et notamment dans les DROM, compte tenu de leurs caractéristiques. Dans ces territoires, l'Autorité de la concurrence a une responsabilité particulière pour accompagner l'effort de lutte contre l'inflation de la Banque centrale européenne (BCE) et du Gouvernement. Les questions de pouvoir de marché y sont particulièrement importantes, en tant que facteurs de renchérissement du coût de la vie, ce qu'elles sont toujours, et d'accélération de l'inflation, qui est une préoccupation collective particulièrement d'actualité.

La priorité qu'accorde l'Autorité de la concurrence à l'outre-mer se lit dans son bilan. Depuis 2008, elle a rendu une trentaine de décisions en matière de pratiques anticoncurrentielles, dont onze relatives à l'interdiction des accords exclusifs d'importations prévue par la loi du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer et portant diverses dispositions relatives aux outre-mer, dite loi Lurel. Elle a rendu une soixantaine de décisions en matière de contrôle des concentrations et pas moins de seize avis relatifs à des secteurs d'activité en outre-mer. Le poids de l'outre-mer va en se renforçant : sur les vingt-six décisions contentieuses rendues par l'Autorité de la concurrence en 2022, six concernent l'outre-mer. Qu'il s'agisse ou non d'une tendance, ce chiffre démontre l'importance que nous accordons en ce moment à la concurrence en outre-mer.

L'activité de l'Autorité de la concurrence se déploie grâce à plusieurs instruments : l'activité répressive en matière de pratiques anticoncurrentielles, le contrôle des concentrations et la publication d'avis.

En matière d'action répressive en outre-mer, l'Autorité de la concurrence a rendu, depuis 2009, vingt-neuf décisions relatives à des ententes et à des abus de position dominante, dont dix-huit décisions de sanction, quatre décisions d'engagement et une décision relative à une demande de mesures conservatoires, pour un montant total de sanctions pécuniaires en outre-mer de 163 millions d'euros depuis 2008. Le secteur d'activité le plus concerné est celui des télécommunications électroniques, qui a donné lieu à huit décisions, suivi de celui des biens de grande consommation, qui a notamment fait l'objet d'une décision relative à la commercialisation des produits laitiers aux Antilles en 2014, d'une décision relative à la structuration de la filière viande en Martinique en 2018 et d'une décision relative à la fixation du prix de vente du poisson à La Réunion en novembre 2022.

En outre, l'Autorité a rendu dix décisions sanctionnant des accords d'importation exclusive, dont neuf décisions de sanction. Nous avons commencé par des décisions d'engagement, pour faire preuve de pédagogie, avant de passer sur le mode de la sanction. Le champagne Canard-Duchêne a très récemment fait l'objet d'une telle décision.

Dans le cadre de l'action contentieuse, nous agissons une fois les pratiques détectées et constatées, pour sanctionner des ententes ou des abus de position dominante. Le contrôle des concentrations permet, de façon complémentaire, d'éviter l'apparition d'une position dominante, ce qui en fait un outil préventif très puissant.

En outre-mer, les opérations pour lesquelles l'Autorité peut être amenée à intervenir en matière de contrôle des concentrations relèvent en outre-mer de trois séries de seuils relevant d'un cadre réglementaire distinct de celui qui s'applique en métropole : le seuil général de notification prévu au I de l'article L. 430-2 du code du commerce ; les seuils spécifiques au commerce de détail prévu au II du même article ; les seuils de notification spécifiques à l'outre-mer, prévus au III du même article, qui sont de 15 millions d'euros de chiffre d'affaires tous secteurs confondus et de 5 millions d'euros pour le commerce de détail.

Ce seuil spécifique au commerce de détail en outre-mer a été créé en 2010, sur recommandation d'un avis émis en 2009 par l'Autorité de la concurrence. Il a été abaissé de 7,5 à 5 millions en 2012, pour tenir compte du fait que les chiffres d'affaires réalisés en outre-mer, dans le commerce de détail, sont en moyenne inférieurs à ceux réalisés en métropole, et éviter ainsi que certaines opérations échappent au contrôle de l'Autorité en raison de seuils inadaptés à la taille des commerces en outre-mer.

Depuis sa création, l'Autorité a rendu une soixantaine de décisions relatives au contrôle des concentrations en outre-mer, dont une vingtaine au titre des seuils de chiffre d'affaires généraux et spécifiques au commerce de détail, mais non spécifique à l'outre-mer, et une quarantaine sur le fondement des seuils de chiffre d'affaires spécifiques aux DROM, ce qui démontre l'utilité de ce dispositif différencié pour tenir compte des spécificités de l'outre-mer. Parmi ces opérations, une vingtaine ont été autorisées sous réserve d'engagements des parties prenantes.

En matière consultative, l'activité de l'Autorité a été particulièrement soutenue, avec seize avis depuis 2008, dont deux avis transversaux rendus en 2009 et en 2019, couvrant tous les problèmes de concurrence dans les DROM et servant toujours de base à notre analyse, et onze avis sectoriels concernant notamment les secteurs des matériaux de construction, des télécommunications, des carburants et des prestations de contrôle technique pour les poids lourds.

Ce rôle consultatif est important pour l'Autorité, en général et particulièrement en outre-mer, car il permet d'identifier les leviers susceptibles de dynamiser la concurrence et de formuler des propositions. Notre avis de 2019, dont le périmètre englobait les cinq DROM, a exigé un travail de terrain considérable, d'enquêtes et d'entretiens sur place, de consultations des acteurs économiques locaux par le biais de questionnaires et d'auditions, et de mobilisation de nombreuses données, dont celles de l'Insee, afin de quantifier le surcoût de la vie dans les DROM et l'écart de prix avec la métropole. Celui-ci varie de 19 % à 38 %, selon les territoires, pour les produits alimentaires. Nous avons caractérisé, sans hésitation possible, un coût de la vie plus élevé dans les DROM qu'en métropole.

S'agissant des facteurs explicatifs, nous avons mis en lumière plusieurs facteurs exogènes spécifiques aux DROM, liés à la nature de ces territoires. Les frais d'approche – coût du transport maritime, octroi de mer et taxes diverses, recours aux prestataires pour l'importation – représentent en moyenne 16 % du coût total moyen d'un distributeur. Il s'agit bien de coûts exogènes, dont la cause peut être en partie résorbée par la mobilisation d'instruments du droit de la concurrence, mais relève aussi du domaine fiscal.

Le recours à des grossistes importateurs représente une part comparable à celle des frais d'approche. Notre analyse a également permis d'identifier d'importantes marges réalisées par certains acteurs. Ce constat doit être mis en relation avec le niveau de concentration de la distribution au détail en outre-mer, qui est globalement plus élevé qu'en métropole et justifie une vigilance particulière de l'Autorité de la concurrence.

Sur la base de ce diagnostic, l'Autorité a formulé une vingtaine de recommandations pour lever les blocages et dynamiser le fonctionnement concurrentiel des marchés ultramarins, parmi lesquelles l'assouplissement des critères de mise en œuvre du pouvoir d'injonction structurelle, qui est un outil potentiellement utile pour défaire des situations suscitant des préoccupations en matière de concurrence. Durci après sa création, il a été rétabli dans son état initial, conformément à notre recommandation, par la loi du 3 décembre 2020 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne (DDADUE) en matière économique et financière. C'est un instrument qui existe et dont nous n'hésiterons pas à nous en servir si nécessaire.

Nous avons également recommandé d'introduire dans le code du commerce une disposition interdisant aux distributeurs intégrés verticalement, qui sont à la fois grossistes importateurs et présents dans la vente au détail, de favoriser leurs magasins au détriment des magasins concurrents. Par ailleurs, plusieurs de nos recommandations visaient à améliorer les dispositions en vigueur, notamment le bouclier qualité-prix (BQP).

En conclusion de ce tour d'horizon de notre action en outre-mer, j'indique que nous avons intensifié notre action en 2022, compte tenu de la conjonction d'un terreau structurellement défavorable aux économies ultramarines et d'un facteur conjoncturel résultant de la combinaison de la crise de l'énergie et de la crise inflationniste, partout dans le monde et particulièrement en outre-mer. Nous sommes déterminés à poursuivre notre action.

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