Intervention de Amiral Pierre Vandier

Réunion du mercredi 12 avril 2023 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Pierre Vandier, chef d'état-major de la marine :

Je vous remercie de m'offrir l'occasion d'exposer les points qui sont au cœur de la réflexion de la Marine pour atteindre l'ambition décrite par le ministre et par le chef d'état-major des armées, que vous avez auditionnés récemment.

Je me place ce soir sous le regard des marins qui sont en mer ou de quart dans les centres opérationnels, les centres de transmissions, les sémaphores ou les bases de la Marine. Le 28 février dernier, ils étaient 5 200, notamment dans le cadre de la mission Antarès. Ces hommes et ces femmes font le choix d'être en moyenne 152 jours hors de leur foyer chaque année. Que ce soit au large ou près des côtes, dans le gros temps de l'Atlantique ou sur les flots du Pacifique, ils assurent la protection de la France et des Français. Ils sont la raison d'être de notre action.

Je suis tout récemment rentré d'un déplacement dans le Pacifique, commencé à Nouméa pour l'arrivée d'un patrouilleur outre-mer (POM), l' Auguste Bénébig, du nom d'un Compagnon de la Libération de Nouvelle-Calédonie. Je me suis ensuite rendu en Australie, partenaire majeur de la région, avec lequel la reprise de relations pragmatiques et constructives était attendue.

J'ai pu toucher du doigt combien les outre-mers sont un immense atout et une immense responsabilité, selon les mots du Président de la République, dans une zone en pleine ébullition. Le renouvellement de nos moyens y marque concrètement notre détermination à surveiller et à protéger ces immenses espaces maritimes ainsi que leurs habitants.

Si j'ai été reçu avec une telle attention en Australie, c'est en raison de l'importance de nos moyens prépositionnés, mais également du fait de nos déploiements réguliers sur zone, avec des moyens du haut du spectre, aux côtés de ceux de nos camarades de l'Armée de terre, et de l'Armée de l'air et de l'espace. Ces moyens réalisent un signalement stratégique témoignant de l'engagement de la France dans la sécurité de la zone et de sa volonté d'y nouer des partenariats contributifs de stabilité. Compte tenu de l'immensité des espaces à protéger, gagner la guerre avant la guerre suppose de nous déployer régulièrement, d'entretenir une interopérabilité forte et de haut niveau avec nos partenaires et de montrer nos capacités à intervenir dans les domaines de pointe.

Comme l'a dit le Ministre des armées le 3 avril dernier, toute naïveté sur la réalité du durcissement sécuritaire du monde serait coupable. Tel est l'esprit dans lequel nous avons déployé, dans le cadre de la mission Antarès, le groupe aéronaval, qui a été jusqu'en Inde en janvier avant de participer à l'exercice Orion. De même, dans le cadre de la mission Jeanne d'Arc, le Dixmude et la frégate La Fayette font actuellement escale en Australie avant de rallier Nouméa, puis la Polynésie française. Ils ont réalisé avec la marine australienne des exercices de haut niveau.

Je n'évoquerai pas davantage le contexte pour concentrer mon propos sur les effets pour la Marine du projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030. Comme j'ai eu l'occasion de le dire lors de mes précédentes auditions, la construction des capacités d'une marine s'inscrit dans la durée. Elle requiert des efforts sur plusieurs LPM.

La LPM pour les années 2019 à 2024 a été celle de la réparation. Elle a permis de parer au plus urgent et de consolider le modèle, qui était en danger. Les matériels mis en service à l'heure actuelle sont le résultat des investissements consentis dans ce cadre.

Outre l'exemple du patrouilleur Auguste Bénédig, je citerai celui du bâtiment ravitailleur de forces (BRF) Jacques Chevallier, premier d'une série de quatre navires, qui vient d'effectuer ses premiers ravitaillements à la mer, notamment avec le Charles de Gaulle. Je me suis rendu à bord à cette occasion : ce bâtiment est bien né, avec un doublement des capacités de ravitaillement par rapport à la classe précédente, mais également des capacités qui le placent au niveau d'une marine de combat, notamment en matière d'armement défensif. Le potentiel de ce très beau bateau va au-delà du seul domaine logistique. Les essais se poursuivent, conduits conjointement par l'équipage et les industriels dans un excellent état d'esprit.

Le deuxième des six sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) de la classe Suffren, le Duguay-Trouin, débute ses essais. Il a fait sa première prise de plongée le 27 mars à Cherbourg, et commencera ses premières navigations en eaux libres dans les prochains jours.

Par ailleurs, la première des cinq frégates de défense et d'intervention (FDI), l 'Amiral Ronarc'h, a été mise à l'eau le 7 novembre 2022. Premier bateau nativement digital, il marque l'entrée de la Marine dans l'ère du tout-numérique.

Du point de vue capacitaire, la LPM sur laquelle vous travaillez sera bien une LPM de transformation, conformément au souhait exprimé par le Président de la République lors de ses vœux aux Armées à Mont-de-Marsan. Cette transformation, pour la Marine, se manifestera par l'arrêt de l'exploitation des équipements les plus anciens, maintenus à niveau pendant des décennies grâce aux trésors d'imagination et au dévouement des marins.

Au cours de cette LPM, nous assisterons au désarmement de notre dernier aviso A69, conçu dans ces années-là, de notre dernier patrouilleur de service public de la classe Flamant, de notre dernier SNA de la classe Rubis, de notre dernier pétrolier-ravitailleur d'escadre de la classe Durance et de notre dernier Falcon 200 Gardian. Nous assisterons également au départ de nos derniers chasseurs de mines Tripartites et de nos derniers Falcon 50 à l'horizon 2030.

Tous ces moyens seront remplacés par des matériels bien plus performants et plus évolutifs, capables de s'intégrer dans des environnements complexes. Les engagements de la prochaine LPM permettront notamment la mise en œuvre des premiers patrouilleurs hauturiers en métropole, de la première corvette hauturière en remplacement des frégates de surveillance, des deuxième et troisième BRF, des moyens de guerre des mines entièrement dronisés et des premiers avions Falcon 2000 Albatros, qui remplaceront les Falcon 200.

Cette LPM permettra également de préparer et de financer les capacités qui arriveront après 2030, telles que l'avion de patrouille maritime futur, qui succédera à l'Atlantique 2, le porte-avions de nouvelle génération (PANG) et la poursuite du renouvellement des moyens liés à la dissuasion.

D'ici là, nous aurons fort à faire pour continuer à remplir nos contrats opérationnels. Leur tenue repose sur la qualité du maintien en condition opérationnelle (MCO) et sur l'activité, qui sont des axes d'effort de cette LPM.

Afin d'anticiper l'arrivée des futurs moyens, nous essayons jusqu'au bout de valoriser les actuels. Les avisos A69, par exemple, ont été équipés à l'été 2022, en dépit de leur âge, du système de mini-drones aériens embarqués pour la marine (SMDM). Fin mars, le Premier-Maître L'Her a été engagé dans la libération d'un navire de commerce pris par les pirates dans le Golfe de Guinée. Quelques jours plus tard, il a participé à une saisie de près de 5 tonnes de cocaïne.

La LPM pour les années 2024 à 2030 arrive à un moment charnière. Une marine est un objet du temps long : seule la continuité d'effort paie. Les efforts consentis dans le cadre de cette LPM auront des effets bien après 2030. Disposer d'un successeur au Charles de Gaulle sans discontinuité opérationnelle imposait d'en lancer la réalisation au cours de cette LPM. L'annonce faite par le ministre contient deux points essentiels : la continuité des compétences de l'industrie de la propulsion nucléaire et la continuité de la capacité opérationnelle à l'horizon 2040.

Le premier enjeu est technologique : c'est celui de la propulsion nucléaire. Comme l'a rappelé le Président de la République au Creusot en décembre 2020, le nucléaire restera la pierre angulaire de notre autonomie stratégique. Le programme PA-Ng permettra de former une nouvelle génération de jeunes ingénieurs, qui prendra la relève de celle qui a conçu et qui entretient les chaufferies des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) actuels et du Charles de Gaulle, ainsi que des SNA de classe Rubis et Suffren.

Le second enjeu est humain. Il incombe à la Marine de générer les compétences des marins qui seront à bord le jour où débuteront les essais de ce bateau, à l'horizon 2036. Cela commence dès aujourd'hui : l'officier qui en prendra le commandement est déjà dans nos rangs – il doit être enseigne de vaisseau actuellement – et le directeur chef de pont d'envol qui ordonnera le catapultage du premier avion poussera la porte d'un centre de recrutement cette année. L'enjeu est d'assurer sans à-coup la montée en puissance d'un nouveau navire tout en exploitant jusqu'au bout les capacités du Charles de Gaulle. C'est un défi qui va nécessiter 15 ans d'efforts.

Pour cela, les deux moteurs de la marine sont l'activité, et les marins.

L'activité à la mer vise avant tout à conduire les opérations qui nous sont confiées et à maintenir le niveau de nos équipages. La Marine dispose de savoir-faire qui ne peuvent être transmis qu'à la mer. C'est par exemple le cas pour la mise en œuvre du propulseur sous-marin de troisième génération (PSM 3G) depuis le hangar de pont des SNA de type Suffren. La maîtrise de cette capacité majeure nous fait entrer dans un club très restreint des pays capables de mettre en œuvre des nageurs de combat de façon discrète en plongée.

En ce qui concerne nos effectifs, l'enjeu est d'accompagner la manœuvre de retrait des bateaux les plus anciens et l'admission des nouveaux, tout en générant les compétences nécessaires au combat dans les nouveaux champs de conflictualité. Cette transformation en matière de ressources humaines concernera 4 000 marins sur la durée de la LPM, dont plus de 3 000 feront l'objet d'une transformation interne de métier. Nos marins ne font absolument pas les mêmes métiers sur les bateaux anciens et modernes. Sur le BRF Jacques Chevallier, les mécaniciens ne relèvent plus des températures dans les locaux diesel, ils sont devant des écrans tactiles et dirigent l'ensemble des automates de la machine. Même pour des métiers assez simples, les quartiers-maîtres et les seconds maîtres sont déjà des pré-experts. Nous devons donc être capables de transformer nos métiers.

Comme le montrent les analyses de la revue nationale stratégique (RNS) de 2022, nous entrons dans une période d'incertitude stratégique et d'inconfort opératif, conséquence directe des profonds déséquilibres qui agitent le monde. La LPM pour les années 2024 à 2030 est la traduction d'une ambition. Dans ce cadre, la Marine se voit confier un engagement dans quatre grands segments de missions.

Le premier est la mise en œuvre d'une dissuasion océanique permanente et souveraine. La LPM prévoit la poursuite de l'effort de conception et de construction du premier SNLE de troisième génération, dont la première tôle sera découpée à Cherbourg en fin d'année, pour une mise en service au cours de la décennie 2030. Assurer la permanence à la mer d'au moins un SNLE demande un effort auquel participent de près ou de loin quasiment toutes les unités de la Marine. Cela suppose un niveau d'excellence technique et opérationnelle qui tire en avant tous les moyens de la Marine, des FREMM aux Atlantique 2, de nos fusiliers marins à nos moyens hydrographiques. C'est avant tout pour remplir cette mission que l'arrivée de nouveaux moyens de guerre des mines, de la composante frégates et du successeur de l'Atlantique 2 sera considérée de près.

Le deuxième axe consiste à développer notre capacité à combattre dans un contexte de haute intensité. Elle repose sur la capacité à déployer loin et longtemps un groupe aéronaval (GAN) ou un groupe amphibie, avec un niveau de menace caractérisé par le réarmement massif de nos compétiteurs. Cette capacité nous donne une place singulière de nation-cadre parmi nos alliés. Déployer un GAN a indéniablement un effet agrégateur. Au cours des douze dernières années, le Charles de Gaulle a été accompagné, dans ses missions, par des unités de douze nations différentes.

Le troisième axe consiste à protéger nos concitoyens, de la métropole aux outre-mer. En 2022, la marine a sauvé 5 000 vies en mer. Ce chiffre résulte en partie de la crise que nous connaissons dans le Pas-de-Calais. En février, je suis allé à la rencontre des marins qui assurent cette mission méconnue et difficile. Le 4 avril dernier, le Pluvier a porté secours à 28 migrants dont l'embarcation avait coulé dans une eau à moins de huit degrés.

Dernière mission : investir dans les nouveaux champs de conflictualité. En mer, tous les usages se croisent, qu'ils soient civils ou militaires. La mer est par essence le lieu de l'action hybride. Ce constat nous a incité à investir dans le champ cyber et dans la maîtrise des fonds marins, avec l'ambition de disposer d'une capacité d'intervention à 6 000 mètres, permettant de couvrir 97 % des fonds marins, à échéance de la fin de la LPM. Orion 23 comprenait logiquement un volet maîtrise des fonds marins. Il consistait à tester nos capacités à récupérer un hélicoptère abîmé en mer et à conduire une mission de surveillance de câble.

Ces missions supposent d'agir dans le temps court sans attendre les effets du temps long. L'objectif est de gagner les combats d'aujourd'hui et de demain. L'adaptation devient le mode de fonctionnement normal

C'est la confirmation de l'ambition Polaris définie il y a 2 ans. Polaris a d'abord été un exercice en 2021, reproduit récemment avec Orion. C'est devenu aujourd'hui une marque, celle de notre nouvel entraînement. L'ambition est double : une ambition de niveau, par un fort réalisme, et une ambition de complexité, par l'agrégation de tous les domaines de lutte, du fond des mers à l'espace en passant par le cyber. Polaris dope la pugnacité des marins, leur engagement, leur autonomie et leur débrouillardise. J'ai constaté, lors de mon embarquement sur le Charles de Gaulle, à la fin de la mission Antarès, l'engouement suscité par l'exercice Orion.

Combattre en mer, c'est aussi durer. Tel est le sens que nous donnons à la résilience. Par-delà la question des stocks de munitions, nous continuerons à réfléchir à nos méthodes de MCO, pour développer une capacité à réparer dans un contexte de haute intensité. C'est pourquoi nous avons mené, en parallèle de l'exercice Orion, deux exercices de maintien en condition opérationnelle de combat, impliquant les acteurs étatiques et industriels du MCO naval et aéronautique, respectivement intitulés Ursa Minor et Orionis. De nombreuses idées nouvelles en sont issues, ainsi qu'une implication accrue de l'industrie.

Grâce à la LPM, nous pourrons poursuivre la recherche de capacités et d'armes de rupture. L'objectif est de discerner, dans l'innovation du moment, la capacité qui offrira le meilleur levier et assurera la supériorité en mer. Nous avons lancé cette année, avec la direction générale de l'armement (DGA), la démarche Perseus, qui vise à fédérer les acteurs de l'innovation et à favoriser la rencontre de trois mondes : celui de l'industrie, celui des ingénieurs et de la DGA, et celui des marins. L'objectif est de permettre à ceux qui ont des idées de se rencontrer, pour développer des cas d'usage sur le terrain et les expérimenter dans le monde réel. Le but est de tester, d'apprendre et de s'adapter plus vite.

Accélérer, c'est aussi faire le pari du lien de la nation avec la jeunesse. La croissance des effectifs prévue par la LPM et les départs naturels provoqueront un rajeunissement de la marine dans les années à venir. L'âge moyen passera de 29 ans aujourd'hui à 28 ans dans deux ans. Il s'agit d'un véritable défi en matière de génération de compétences et de fidélisation. L'enjeu est de toucher la jeunesse pour recruter, mais aussi pour soutenir la force morale de la nation – comme l'a dit le Président de la République, celle de la nation et celle des armées se nourrissent mutuellement. Dans cet esprit, nous avons organisé le 21 janvier la Journée des préparations militaires Marine (PMM), qui fut une belle réussite, réunissant la quasi-totalité des 3 200 jeunes des quatre-vingt-sept PMM de France.

Par ailleurs, la Marine est pleinement engagée dans l'augmentation des réserves souhaitée par le ministre, avec une structuration en trois axes : l'appui aux marins d'active, la création de flottilles côtières pour renforcer l'action littorale de la Marine et le développement de compétences spécifiques dont la Marine ne dispose pas ou pas assez.

La LPM pour les années 2024 à 2030 reflète l'effort que la nation consent pour sa sécurité. La Marine est tout entière mobilisée pour donner à chaque euro dépensé un effet militaire utile. Cette loi offre une occasion historique de poursuivre l'effort de la LPM précédente, dans un moment où la montée des périls en mer est chaque jour un peu plus prégnante.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion