Intervention de Philippe Gros

Réunion du jeudi 13 avril 2023 à 12h10
Commission des affaires étrangères

Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l'Observatoire des conflits futurs :

La notion d'armes nouvelles nécessite d'emblée une clarification. Elle recouvre à la fois les technologies à proprement parler, les systèmes d'armes ou d'information qui les exploitent et les capacités nouvelles, c'est-à-dire l'aptitude à exercer un effet auxquel ces systèmes d'armes et d'information contribuent. Une capacité ne se limite pas à des systèmes : elle englobe la doctrine et les organisations qui structurent leur emploi, ainsi que la qualité du personnel recruté pour les servir et les entraînements devant permettre d'en tirer le meilleur parti.

Les technologies de base à proprement parler concernent des domaines aussi variés que la microélectronique, l'exploitation du spectre électromagnétique, la propulsion, la gestion d'énergie, les matériaux d'une façon générale, les biotechnologies, etc. À ce stade, la majeure partie de l'effort de recherche et développement est entrepris par des écosystèmes civils, académiques ou commerciaux. Nous insisterons ici sur deux familles de technologies de l'information qui sont probablement les plus emblématiques du débat : les techniques d'intelligence artificielle (IA) et les technologies exploitant les propriétés de la physique quantique. Elles devraient ou pourraient aboutir à une myriade d'exploitations. Plusieurs de ces applications sont déjà quasi-certaines et en cours de développement pratique. D'autres se déclinent au futur et restent beaucoup plus hypothétiques. Il est donc impossible d'apprécier l'impact de ces familles technologiques de façon univoque : évoquer le quantique ou l'IA n'a pas beaucoup de sens.

Les techniques d'intelligence artificielle, en particulier l'apprentissage machine et l'apprentissage profond, qui transforment déjà de multiples usages civils, s'imposent progressivement au sein des institutions militaires, en particulier pour aider à traiter des masses croissantes de données collectées. Leur application aux autres domaines, tels que l'aide à la prise de décision ou encore le pilotage de systèmes autonomes, reste plus difficile en raison de la complexité des missions et, bien souvent, de l'insuffisance des données d'apprentissage requises. Les technologies quantiques trouvent d'ores et déjà des applications dans la métrologie, la sécurité des télécommunications. À plus long terme se dessinent des applications pour des calculs informatiques de capacité massive mais ces perspectives sont très loin de faire consensus au sein de la communauté scientifique.

L'ensemble de ces technologies permet de créer de nouveaux systèmes d'armes ou d'information et de transformer les moyens existants :

– des capteurs qui génèrent une masse croissante de données à traiter ;

– une montée en débit des communications ;

– des systèmes de navigation et de synchronisation plus diversifiés que les systèmes de type Global Positioning System - GPS ou autres ;

– des réseaux informatiques aux architectures plus flexibles ;

– une aide à la décision plus rapide et circonstanciée au sein de nos états-majors ;

– des systèmes autonomes dans les trois milieux, par exemple un drone aérien, un drone naval de surface et un drone sous-marin ;

– des plates-formes habitées plus polyvalentes ;

– des munitions aux effets plus adaptables.

La liste pourrait bien sûr être plus longue. Ces technologies ne concernent pas seulement les systèmes opérationnels nouveaux, mais aussi les procédés qui permettent de les concevoir, de les produire et de les mettre en œuvre – recherche et développement, ingénierie, maintenance, etc.

Deux nouvelles familles d'armement emblématiques doivent être mentionnées.

La première est celle des armes à énergie dirigée, principalement les lasers et les armes électromagnétiques de forte puissance – lesquels font l'objet d'une moindre publicité mais me semblent tout aussi importantes. Les armes électromagnétiques de forte puissance visent à exercer des surtensions électriques dans les systèmes électriques, ce qui doit occasionner des perturbations ou des dommages, voire la destruction fonctionnelle du système cible. Les lasers seront, typiquement, utilisés pour renforcer, à court terme, des capacités terrestres et navales de protection contre des « cibles molles », par exemple des mini-drones et des munitions maraudeuses – qui pullulent sur le champ de bataille, comme nous le voyons en Ukraine – qui sont de nature à saturer les défenses sol-air actuelles. Ils serviront aussi dans la lutte contre les embarcations légères, entre autres utilisations. L'avantage attendu de ces armes à énergie dirigée réside avant tout dans leur faible coût d'emploi et dans leur empreinte logistique réduite. Leur emploi ne peut être envisagé qu'en complément d'autres moyens – brouillage électronique classique, missiles, canons antiaériens, etc.

La deuxième famille à mentionner ici est celle des nouveaux missiles à haute vélocité. Les missiles hypersoniques dépassent Mach 5. En réalité, la catégorie est plus large : elle englobe des missiles qui ne sont pas formellement hypersoniques mais qui présentent des caractéristiques voisines. Nous parlons de nouveaux missiles dans la mesure où les missiles balistiques, y compris ceux de courte portée, sont déjà des armes hypersoniques. Ces nouveaux missiles effectuent leur parcours entièrement dans l'atmosphère et ne peuvent être interceptés par les systèmes actuels de défense aérienne.

D'une façon générale, ces systèmes sont de nature à transformer les opérations dans l'ensemble des milieux. S'agissant des milieux classiques – terrestre, aérien, naval –, les systèmes autonomes, qui présentent différents degrés de sophistication, donc de coût, vont de plus en plus se substituer aux hommes et à leurs plates-formes pour des tâches fastidieuses, pénibles, dangereuses et coûteuses. Ils vont permettre d'étendre les capacités de reconnaissance et de surveillance, d'engagement et de soutien. Les systèmes embarqués vont autoriser des opérations plus dispersées, avec la mise en œuvre du combat collaboratif connecté, dans lequel plusieurs systèmes peuvent n'en former qu'un seul, ce qui améliore considérablement l'efficacité et la résilience. À titre d'illustration, deux chasseurs Rafale qui volent ensemble aujourd'hui vont opérer de façon coordonnée mais partagent très peu d'informations, seuls quelques pourcents des données recueillies par les capteurs de chacun des aéronefs. Dans le combat collaboratif, les deux avions agiraient quasiment comme un seul, partageraient beaucoup plus leurs données et chacun disposerait d'une vision de la situation fournie par les capteurs des deux appareils. Ils exerceraient aussi des effets de façon beaucoup plus intégrée.

Dans le domaine spatial, une véritable révolution est en cours, avec la prolifération des constellations de mini-satellites en orbite basse, les communications au laser entre satellites et avec le sol ou encore le traitement embarqué de l'information. Ces évolutions donnent lieu à l'émergence d'architectures spatio-aéronavales ou spatio-aéroterrestres, qui permettent d'étendre les réseaux de communication tactique et de démultiplier la couverture en matière de renseignement et de ciblage. Les Américains sont en pointe dans ce domaine et déploient actuellement leur nouvelle architecture selon ces principes.

Le milieu sous-marin n'est pas en reste : il connaît sa révolution avec la guerre du fond marin (seabed warfare), qui permettra de compléter ou de se substituer aux moyens actuels pour le contrôle de zones sous-marines.

Enfin, le milieu cyber, par essence artificiel, témoigne des évolutions les plus fluides quant à son exploitation et à la confrontation entre lutte défensive et offensive. Un point est à garder à l'esprit : la lutte informatique offensive, dans ses manifestations les plus sophistiquées, reste un domaine d'action bien plus exigeant, en matière de renseignement et de planification, qu'on ne l'imagine habituellement. Ce n'est pas une guerre « presse-bouton ». La convergence du milieu cyber avec des opérations dans le champ électromagnétique, qui constitue la « glu » de l'ensemble de ce système de forces, constitue aussi une évolution critique.

Ce panorama ne serait pas complet si nous ne disions un mot de l'intégration multi-milieux et multi-champs, c'est-à-dire le fait d'intégrer beaucoup plus toutes ces composantes afin d'exercer des effets plus intégrés par l'addition des moyens terrestres, aériens, navals et cyber, ce qui représente un véritable défi. À titre d'illustration, la destruction d'un système intégré de défense antiaérien ennemi, à l'avenir, dépendra d'effets foudroyants des armes hypersoniques, d'effets de paralysie informationnelle par la lutte informatique offensive ou encore d'actions de saturation de ces systèmes individuels par les systèmes autonomes.

Ces nouvelles capacités ne changent pas la nature profonde de la guerre. L'irruption des drones, il y a vingt ans, ou celle des techniques d'intelligence artificielle, suscite de nombreux débats, au-delà des questions éthiques, sur les risques de déstabilisation ou d'escalade non maîtrisée. Il faut se garder, en la matière, de tout raisonnement car la réalité est plus complexe qu'il n'y paraît. Elles vont changer la manière de faire la guerre, même si la notion de game changer est souvent galvaudée.

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