Intervention de Luc Rémont

Réunion du mardi 28 février 2023 à 16h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Luc Rémont, président-directeur général d'EDF :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer devant votre commission d'enquête. Comme vous l'avez rappelé, mon arrivée à la tête d'EDF est récente et elle me conduira naturellement à parler davantage de l'avenir que du passé, sur lequel vous avez auditionné mes prédécesseurs. Je vous remercie pour votre travail qui m'a permis de compléter mon savoir de l'entreprise.

Depuis trois mois à la tête d'EDF, j'ai consacré une grande partie de mon temps aux rencontres de terrain et aux échanges avec les équipes, nos partenaires industriels et nos clients. J'ai été impressionné par le niveau de compétences et d'engagement des collaborateurs du groupe, alors qu'ils traversent une situation particulièrement difficile. Le marché de l'énergie vient de subir une série de chocs : les conséquences de la pandémie, la vigueur de la reprise économique qui a suivi et la guerre en Ukraine avec l'arrêt progressif des principales voies de livraison de gaz à l'Europe. Or, l'organisation du marché européen de l'électricité et du gaz n'était pas totalement conçue pour faire face à des chocs successifs d'une telle amplitude sur la demande, l'offre et les prix.

Des décisions exceptionnelles ont été prises pour faire face à l'urgence. Elles ont permis de garantir la sécurité d'approvisionnement, malgré la pénurie de gaz et les faillites de certains fournisseurs. Qui plus est, un processus de concertation est maintenant engagé au niveau européen sur les besoins de réforme de l'organisation du marché.

En parallèle, EDF a été confrontée en 2022 à la plus grande crise énergétique depuis 1973 et à la plus grande crise opérationnelle depuis sa création. La découverte du phénomène de corrosion sous contrainte et l'arrêt de réacteurs pour contrôle et réparations – car la sûreté nucléaire est la priorité absolue d'EDF – ont entraîné une baisse de la production à un niveau jamais atteint dans l'histoire du parc nucléaire total, totalisant in fine 279 térawattheures. La sécheresse qui a sévi en 2022 a amputé également la production hydraulique dans des proportions exceptionnelles, pas seulement en France, mais dans la plupart des pays européens.

Heureusement, la mobilisation et le professionnalisme de toutes les équipes du groupe EDF ont été à la hauteur de l'enjeu. L'ensemble des capacités techniques d'EDF et de la filière nucléaire a été mobilisé sur la corrosion sous contrainte pour identifier, caractériser, définir les solutions, puis industrialiser leur déploiement avant de reconnecter les réacteurs arrêtés conformément au plan de marche sur lequel l'entreprise s'était engagée. Je tiens d'ailleurs à saluer cette mobilisation générale. En outre, les autres moyens de production hydraulique et thermique ont fait preuve d'une disponibilité tout à fait exceptionnelle. Nos clients ont également répondu à l'appel que nous avions lancé avec le gouvernement en faveur de la sobriété et du déplacement horaire de la consommation, avec la campagne « Je baisse, j'éteins, je décale ».

Tout ceci a permis de sécuriser les moments les plus critiques du passage de l'hiver. Une quinzaine de réacteurs ont été recouplés au réseau entre début novembre et début janvier et nous avons passé une vague de froid intense mi-décembre, avec des températures inférieures de 5 degrés aux normales de saison. Nous envisageons désormais la fin de l'hiver avec confiance, même si nous restons très vigilants et nos équipes continuent de travailler sans relâche pour assurer la meilleure disponibilité de la production.

Cette année a eu des conséquences financières. La baisse de la production d'électricité et les mesures régulatoires exceptionnelles mises en place pour limiter la hausse des prix pour les consommateurs français ont fortement pénalisé les résultats du groupe en le conduisant à acheter de l'électricité à des prix très élevés. Ainsi, malgré une forte hausse du chiffre d'affaires, le bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (EBITDA), est en net recul, -5 milliards d'euros en 2022 contre + 18 milliards d'euros en 2021, ainsi que le résultat net courant, -12,7 milliards d'euros en 2022 contre + 4,7 milliards d'euros en 2021, tandis que l'endettement augmente de 21,5 milliards d'euros pour un total de 64,5 milliards d'euros. Naturellement, en 2023, le redressement opérationnel puis financier de l'entreprise est la priorité absolue avec un objectif d'EBITDA significativement supérieur à 2021 et un endettement financier net rapporté à l'EBITDA en dessous d'un ratio de trois fois, qui est celui auquel nous nous sommes engagés auprès des marchés financiers.

EDF a connu en 2022 un choc sans précédent, mais se relève grâce à la mobilisation de tous, même s'il reste de nombreux défis à relever à court terme.

Je pense que l'entreprise doit maintenant se tourner à nouveau vers l'avenir. Dans ce contexte, je voudrais évoquer avec vous les conditions qui permettront à EDF de répondre aux attentes de la France en matière de souveraineté énergétique dans le cadre des lignes stratégiques fixées par le Président de la République lors de son discours de Belfort début 2022. Après une période de faibles investissements lorsque le parc de production était très récent, EDF connaît une reprise progressive de ces investissements depuis quinze ans. Ils se matérialisent par le lancement du grand carénage, par Flamanville et par des investissements soutenus dans les énergies renouvelables.

Tous les analystes, qu'ils appartiennent à l'Agence internationale de l'énergie (IEA), à RTE ou EDF, confirment que, pour maîtriser le réchauffement climatique, une accélération des usages de l'électricité est nécessaire et induit un besoin accru de production d'électricité décarbonée dans les années à venir sous toutes ses formes : nucléaire, hydraulique, solaire, éolienne. Ce mix électrique est de nature à assurer la robustesse et la compétitivité de la fourniture d'une électricité décarbonée à l'ensemble de nos concitoyens. EDF doit se préparer à répondre à cette demande tout en continuant à fournir quotidiennement une électricité décarbonée compétitive. Elle est d'ores et déjà décarbonée à 91 %, un record mondial.

Le groupe aborde désormais un nouveau cycle d'investissement de plus grande ampleur. Nous entrons dans la phase du grand carénage du parc existant, avec chaque année un nombre croissant de visites décennales des réacteurs de trente et quarante ans (VD3 et VD4). Ces visites permettront la prolongation du parc nucléaire, grâce à des remplacements de gros composants et à des améliorations significatives de sûreté. Conformément aux cas fixés par le Comité de politique nucléaire (CPN), nous travaillons dans la perspective d'amener le parc nucléaire à fonctionner en toute sûreté au-delà de soixante ans.

Parallèlement s'engage la phase industrielle du programme du nouveau nucléaire, avec un premier ensemble de six réacteurs pressurisés européens (EPR) 2, avec une capacité de production supplémentaire de 10 gigawatts. Un débat public portant sur le premier réacteur prévu à Penly en Seine-Maritime est en cours et les travaux pourraient commencer en 2024 si les mesures figurant dans le projet de loi nucléaire en cours d'examen par votre assemblée sont retenues.

Nous préparons également l'avenir en développant un nouveau type de réacteur de plus petite taille, baptisé Nuward. La simplification et la possibilité de fabriquer des modules directement en usine permettront de répondre à d'autres types de besoins. Enfin, un mix électrique décarboné repose également sur des moyens de production renouvelables, dont les investissements les plus récents (l'éolien en mer) apportent sur le réseau des capacités nouvelles comme les 480 mégawatts que nous avons récemment connectés au réseau à Saint-Nazaire. Les moyens thermiques décarbonés apportent un complément précieux au réseau et à l'équilibre général, notamment en matière de flexibilité de pointe.

Pour réaliser ce grand programme d'investissements essentiels à la souveraineté énergétique de la France, EDF a besoin d'un outil industriel performant, de compétences humaines à la hauteur des enjeux et d'un modèle économique robuste sur le long terme.

Avec l'intégration de Framatome il y a quelques années et bientôt celle des turbines Arabelle, EDF dispose d'un outil industriel en capacité de concevoir, fabriquer et maintenir les éléments clés de son parc nucléaire. Toutes les entreprises de la filière organisées au sein du groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (GIFEN) réunissent une gamme de savoir-faire exceptionnels et travaillent à l'export comme pour le parc français. Dans le domaine du renouvelable, la situation industrielle est plus contrastée. La domination asiatique dans le solaire est une réalité en Europe et seuls les États-Unis parviennent à développer une filière de modules photovoltaïques, avec une politique industrielle très volontariste.

En revanche, une industrie de fabrication des éoliennes en mer s'est développée sur le territoire français. Les quatre-vingts machines installées par EDF sur le parc de Saint-Nazaire, comme celles que nous installerons prochainement à Fécamp et au large de Ouistreham, sont fabriquées dans les usines de Saint-Nazaire, du Havre et de Cherbourg.

Je savais qu'EDF et les entreprises de la filière possédaient un excellent niveau de compétences et mes nombreuses visites sur le terrain l'ont confirmé. Sauf exception, nous n'avons pas constaté de manque de compétences. L'enjeu concerne la quantité pour répondre aux considérables besoins à l'avenir, sur la base de compétences très solides. Il s'agit d'une préoccupation commune à de nombreux secteurs industriels. Ainsi, le secteur dont je viens, adjacent du nucléaire, connaissait les mêmes difficultés, même si elles étaient moins visibles compte tenu de sa taille, et plus relatives au sein de l'économie française. Il s'agit bien d'un phénomène de société et d'une difficulté plus générale de l'activité industrielle dans nos pays - et pas seulement en France -, auquel nous devons apporter des solutions à l'avenir.

Pour cela, il faut commencer par attirer les talents. Les formations techniques existent, mais ne sont pas suffisamment remplies. Nous devons donner envie aux talents de pratiquer ces métiers et l'entreprise est d'ores et déjà mobilisée. Dans le domaine du nucléaire, la filière s'est organisée en lançant un travail de recensement des besoins métier par métier et d'adéquation avec les formations existantes en spécialisation et en volume, dans le cadre du programme MATCH.

Parallèlement, l'université des métiers du nucléaire, créée en avril 2021 par le comité stratégique de la filière nucléaire (CSFN), EDF et les grands donneurs d'ordres de la filière – France Industrie, l'union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), Pôle Emploi – a pour mission de dynamiser les dispositifs de formation au niveau régional et national pour répondre aux besoins identifiés par la filière.

Au-delà des compétences, la capacité de la filière à travailler en intégration doit être renforcée dans la perspective d'une montée en puissance industrielle de série. Depuis vingt ans, nous avons une activité industrielle existante dans le domaine, mais à l'avenir, tout devra être réalisé à l'échelle industrielle. Un réacteur est en construction sur le sol national et plusieurs à l'échelle internationale. Nous faisons face à un enjeu de montée en puissance industrielle de l'ensemble d'une filière. Pour y parvenir, le temps collectif doit être optimisé, comme on le fait généralement dans l'industrie. Chez EDF, ce temps collectif s'appelle le « temps métal » et désigne le temps directement dédié à la machine.

Nous devons disposer de processus et d'outils homogènes au travers de l'ensemble de la filière, notamment d'outils digitaux qui permettent un vrai gain de temps. Nous devons considérer l'expérience de Flamanville 3 comme un apprentissage collectif avant de nous lancer dans la série des EPR2 et tenir compte des autres retours d'expérience sur Hinkley Point, Taishan et Olkiluoto.

Depuis ma prise de fonction, j'ai lancé avec les dirigeants du groupe quatre chantiers destinés à améliorer la performance dont le premier concerne le temps métal. Tous les collaborateurs ont partagé avec moi la nécessité d'améliorer le temps efficace. Il s'agit de lever des complexités inutiles, des rigidités administratives, internes ou collectives, d'améliorer l'organisation du travail et d'accélérer les décisions.

Le deuxième concerne nos outils digitaux. Ils sont nombreux et certains sont vraiment à la pointe. Cependant, nous souhaitons créer des objets qui vont demeurer opérationnels potentiellement jusqu'au-delà de 2100. Je pense que nos lointains successeurs ont besoin d'une maquette digitale complète des objets que nous créons aujourd'hui pour pouvoir en assurer la maintenance dans quatre-vingts ans, sans avoir à retrouver la documentation papier. Nous devons entrer dans cette nouvelle génération avec une plateforme digitale qui permette un travail sur toute la durée de vie ainsi que le partage et l'intégration, éléments clés de la réussite d'un programme de cette ampleur sur le plan industriel.

Le troisième chantier concerne les compétences. Elles existent, de même que les formations, mais nous devons attirer les talents dans ce monde.

Enfin, le quatrième chantier concerne l'amélioration du pilotage de notre performance, en sachant précisément ce que nous cherchons à atteindre au fur et à mesure des nouveaux projets.

Ces chantiers visent à gagner une meilleure disponibilité du parc nucléaire grâce à une parfaite exécution des arrêts pour maintenance lourde, à permettre à nos grands projets neufs de se dérouler avec un maximum de répétitions et un minimum d'aléas afin d'atteindre une cadence industrielle. Nous n'y parviendrons pas en un an, mais je suis convaincu que nous aurons des résultats dès 2023 et je dis vraiment ma confiance dans la compétence et la motivation des équipes d'EDF et de l'ensemble de la filière pour atteindre cette ambition d'excellence.

La réussite de cette grande ambition industrielle pour EDF suppose un modèle économique qui permet l'exploitation du parc nucléaire, sa maintenance et son renouvellement. Indépendamment des circonstances de 2022, il est nécessaire de reposer le modèle économique d'EDF sur le nucléaire à l'aube de la nouvelle phase d'investissements, qui s'inscrit dans la continuité du discours de Belfort du Président de la République, en tenant compte des leçons de la crise énergétique.

Depuis dix ans, EDF est contrainte de vendre son électricité à un prix administratif, l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH), ou à un prix de marché reflétant celui du gaz, qui n'ont pas de liens avec sa réalité économique. Les règles qui s'appliquent à EDF obligent la plupart du temps à une combinaison de ces deux prix. Accompagnées de mesures gouvernementales (bouclier tarifaire et amortisseur), elles ont permis de protéger les clients d'une partie de la volatilité des prix du gaz, mais n'ont pas permis de faire émerger des investissements concurrents pour compléter les moyens de production en France et elles ont conduit à affaiblir les finances d'EDF sur cette décennie.

C'est la raison pour laquelle j'ai toujours qualifié l'ARENH de « dispositif à bout de souffle » et je pense que sa réinvention fait partie des conditions du succès futur d'EDF. Nous disposons d'une électricité décarbonée compétitive ; la France a maintenu des prix de fournitures qui sont bas pour le marché français et c'est toujours le cas quand vous les comparez à d'autres territoires européens.

Pendant cette décennie, ces prix bas ont permis de lever une fiscalité spécifique sur les factures des clients, la contribution au service public de l'électricité (CSPE), destinée à financer et à accélérer le développement du parc renouvelable sans peser excessivement sur les factures des consommateurs. Tout ceci était possible dans un cycle de vingt ans pendant lequel un parc nucléaire récent produisait à plein régime avec des besoins d'investissement complémentaires limités. Nous entrons dans une nouvelle ère dans laquelle l'investissement électrique est plus que jamais nécessaire dans le renouvelable, le nucléaire et les réseaux.

Aujourd'hui, les technologies renouvelables ont gagné en compétitivité grâce à leur industrialisation. Elles vont pouvoir continuer leur développement et prendre une quote-part importante des investissements nécessaires en ayant besoin d'un soutien public réduit.

La pérennisation du parc nucléaire et la construction nucléaire neuve, indispensable pour un mix énergétique décarboné, équilibré et compétitif, comme l'ont montré les travaux du RTE dans « Futurs énergétiques 2050, » nécessitent des investissements qui doivent eux aussi trouver leur équilibre économique de long terme. Nous devons préparer ce mix compétitif résilient et protecteur par rapport à la volatilité des prix du gaz dans des conditions économiques soutenables. Ces conditions ne sont pas permises par des règles définies il y a dix ans sur la base d'une valeur comptable historique et d'un prix de marché volatil.

Le marché de l'électricité européen n'est pas la cause de ces maux. Il permet une répartition efficace de l'électricité à l'échelle européenne, mais il est incomplet. En effet, il ne donne pas la visibilité de long terme nécessaire à l'investissement et il est trop sujet pour les consommateurs à la volatilité associée au prix du gaz. Ces règles doivent donc être complétées pour faire émerger une capacité de contractualisation à long terme et donner une meilleure visibilité aux consommateurs, aux producteurs et une meilleure protection contre les fluctuations de court terme. Des discussions sont en cours à l'échelle du marché européen et j'espère sincèrement qu'elles permettront de faire émerger un consensus européen pour adapter les règles de marché.

Dans un tel cadre, EDF pourra renouveler son parc nucléaire et ses autres moyens de production, tout en veillant à la compétitivité économique de la France. Cependant, le nucléaire ne doit plus payer pour l'ensemble de la collectivité, car il doit maintenant être en mesure d'investir pour son propre avenir. La souveraineté est un enjeu absolument majeur et nous avons constaté pendant la crise sanitaire et avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie, à quel point les dépendances de nos chaînes d'approvisionnement nous rendaient vulnérables à des évènements externes.

Nous devons continuer à consolider notre souveraineté et pour cela, l'indépendance énergétique est cruciale. EDF dispose de nombreux atouts pour garantir à la nation cette indépendance énergétique, tout en permettant de préparer la décarbonation de notre économie.

C'est dans ce contexte et avec cette ambition que j'ai pris mes fonctions. Je me suis attaché à prendre la mesure de l'entreprise et de ses défis au contact de nos collaborateurs. La Première ministre m'a demandé de focaliser mon action sur la production, le redressement financier et la montée en puissance industrielle par les investissements. Je m'y emploie tous les jours avec l'ensemble des collaborateurs du groupe. J'ai commencé à élaborer la feuille de route du groupe que je présenterai d'ici l'été ; elle visera à tracer les priorités du groupe dans ses différents métiers pour assurer sa réussite en tant qu'opérateur de système électrique.

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