Intervention de Thomas Gomart

Réunion du jeudi 19 janvier 2023 à 15h00
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des dirigeants ou des partis politiques français

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

Le cas de Huawei est un très bon exemple. L'entreprise, qui a conclu son premier contrat à l'étranger en 2004, a connu un développement fulgurant du fait de sa maîtrise et de sa compétitivité technologiques. Elle a exercé un lobbying très puissant en Europe, auquel a répondu un contre-lobbying tout à fait explicite. Dans Guerres invisibles, je raconte des entretiens réalisés au département d'État, à Washington, au cours desquels on m'a remis un argumentaire contre Huawei en précisant qu'il revenait à Ericsson et à Nokia de réagir. Par ailleurs, Huawei a décidé de poursuivre des chercheurs qui s'étaient exprimés contre l'entreprise – certains de mes collègues et journalistes en parleraient mieux que moi. Enfin, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) qui, n'étant pas un service de renseignement, peut intervenir beaucoup plus facilement dans le débat public, a elle-même souligné l'importance du sujet ; rappelant que notre partenaire allemand était beaucoup plus équipé en matériels Huawei que nous ne l'étions, l'agence a encouragé le secteur à prendre des mesures spécifiques.

L'exemple de TikTok est aussi très intéressant. Ce réseau est interdit en Inde. Je note au passage que certains États interdisent à leur population l'usage de certaines applications, comme Twitter ou Facebook tout en y recourant massivement dans leurs opérations de manipulation. Voilà un autre indicateur du passage de l'influence à l'ingérence.

J'en viens à votre question sur la politique énergétique, qui est effectivement cruciale. Depuis 1945, les rapports entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et les pays du Moyen-Orient peuvent se résumer à un échange entre de l'énergie et des armes. – si l'on met de côté la Russie, qui n'a pas besoin d'acheter d'énergie mais vend quand même des armes.

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont voulu garantir à leurs alliés la sécurité de leurs approvisionnements au Moyen-Orient afin de retarder l'exploitation des ressources fossiles de l'hémisphère nord. La première entaille à cette politique s'est produite lors de la crise de Suez ; les Européens ont alors souhaité importer à nouveau des ressources provenant d'URSS, revenant à la situation de l'entre-deux-guerres. À l'initiative de l'Italie, l'oléoduc Droujba a ainsi été construit au début des années 1960. La deuxième entaille est intervenue au début des années 1980, en pleine crise stratégique, lorsque la France, l'Allemagne fédérale, le Royaume-Uni et l'Italie ont décidé d'importer du gaz soviétique par voie terrestre. Ce faisant, les pays européens ont mécaniquement dégradé leurs capacités navales, puisqu'ils n'ont plus à sécuriser le flux.

Nous sommes aujourd'hui à un tournant : les Européens, en particulier les Allemands, se retrouvent contraints d'inverser très vite leur modèle énergétique. Au lieu d'acheter de l'énergie à l'Est, ils s'approvisionnent un petit peu au Sud, mais surtout à l'Ouest puisque le gaz russe est principalement remplacé par du gaz norvégien, du gaz britannique et du gaz naturel liquéfié (GNL) américain.

En 2005, le chancelier allemand Gerhard Schröder a pris la décision de construire les gazoducs Nord Stream, dont le premier est devenu opérationnel en 2011. Ce choix renvoie à une divergence fondamentale entre la France et l'Allemagne : nos voisins ayant décidé d'abandonner le nucléaire, ils se sont tournés vers le gaz, malgré son empreinte carbone, tout en continuant à exploiter le charbon et en investissant beaucoup plus massivement que nous dans les énergies renouvelables. Cela explique en partie les difficultés franco-allemandes actuelles. À partir de quand les décisions allemandes relèvent-elles de l'ingérence ? Ne renvoient-elles pas plutôt à des choix de trajectoires fondamentalement différents des nôtres, tant dans le domaine de la politique étrangère qu'en matière d'approvisionnements énergétiques ? C'est plutôt ainsi que je décrirais les choses, même si nous avons pu observer des cas de corruption tout à fait visibles dans le paysage politique allemand.

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