Intervention de Corinne Lepage

Réunion du mardi 10 janvier 2023 à 16h00
Commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la france

Corinne Lepage, ancienne ministre de l’environnement :

Merci, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs, je vous remercie de m'avoir demandé d'intervenir. Je me suis efforcée de préparer les réponses aux questions que vous avez bien voulu me poser, mais je souhaite dire quelques mots à titre préliminaire.

Alain Juppé et Jacques Chirac m'ont fait l'honneur de me proposer d'être ministre de l'environnement en raison de mes engagements environnementaux, notamment dans le cadre de l'affaire Amoco Cadiz. Il était de notoriété publique que j'avais défendu de très nombreuses collectivités, en particulier des collectivités locales. Je note d'ailleurs des similitudes entre le refus de l'éolien aujourd'hui et celui des centrales nucléaires à l'époque.

Dès mon entrée au gouvernement, j'ai quitté le barreau, comme l'exige la loi. De surcroît – et ce n'était pas obligatoire en 1995 –, tous mes dossiers d'environnement ont rejoint un autre cabinet sous le contrôle du bâtonnier Lafarge de l'Ordre des avocats à la Cour d'appel de Paris. J'ajoute que je me suis moi-même imposé un délai de viduité de dix ans avant de traiter un dossier nucléaire, sans qu'aucune disposition législative ne m'y contraigne. Ainsi, j'ai repris mon premier dossier nucléaire en 2007.

Je rappelle simplement que le délai imposé par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique s'élève à trois ou cinq ans. Aujourd'hui, on fait allusion à mon éventuel conflit d'intérêts. J'aimerais beaucoup que la situation des conflits d'intérêts en France soit similaire à la mienne.

Durant l'exercice de mes fonctions, j'estime avoir été d'une parfaite loyauté à l'égard du gouvernement auquel j'avais l'honneur d'appartenir, notamment en défendant le domaine de compétence qui m'était confié, l'environnement. Je souhaite souligner que, lors de la reprise des essais nucléaires, à laquelle je n'étais pas nécessairement favorable, je n'ai non seulement pris aucune position publique remettant en cause ce choix, qui, selon moi, avait été réalisé par le Président de la République en toute transparence, avant mon entrée au gouvernement, mais j'ai également défendu la position française à Bruxelles avec un certain succès, une démarche qui n'était pas facile.

Je souhaitais que les choses soient claires et nettes, car elles le sont dans mon esprit.

Vous m'avez d'abord interrogée sur la situation actuelle et, à titre préliminaire, j'observe qu'indépendamment de la question de l'électricité, près de 60 % de notre énergie vient du pétrole et du gaz, dont nous sommes forcément dépendants. Autrefois, nous avions du gaz à Lacq et du pétrole à Parentis, mais tel n'est plus le cas et la France dépend du reste du monde.

L'origine nucléaire de notre électricité est considérée comme une source d'indépendance dans la comptabilité française, mais tel n'est pas le cas dans d'autres pays, en raison de l'absence d'uranium sur leur territoire.

De surcroît, notre consommation énergétique reste beaucoup trop importante, comme l'indique le rapport de l'Agence internationale de l'énergie de novembre 2021. À l'époque, notre consommation s'élevait à 141 millions de tonnes équivalent pétrole, pour un objectif de 130 millions. L'excès est considérable.

J'ai le sentiment d'un immense gâchis dans le domaine de l'électricité. J'ai défendu des personnes qui s'opposaient au nucléaire, mais je n'ai jamais été une militante et je n'ai jamais manifesté contre des centrales nucléaires. Avec le recul, je pense que le nucléaire a effectivement assuré l'indépendance de la France malgré des défauts : les déchets, le problème du risque accidentel dont l'existence n'a été admise que très récemment, et le problème de la transparence et du contrôle, qui s'est amélioré en 2007.

Le très intéressant rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) de février 1999, de Messieurs Robert Galley et Christian Bataille évoque les options d'utilisation de la rente nucléaire, parmi lesquelles la diminution du prix de l'électricité, ou les investissements. Je reviendrai sur l'affaire de l'EPR que j'ai défendue en 1996, lors de mon voyage à La Hague avec Madame Angela Merkel, ministre de l'environnement en Allemagne et avec le ministre de l'industrie, Monsieur Borotra. En effet, à l'époque, l'EPR apparaissait comme la suite logique du programme français.

Le rapport propose d'investir dans l'entretien des centrales existantes, mais met en garde contre la privatisation. Or, nous avons fait le contraire. Selon moi, les choix qui ont été faits d'investissements massifs à l'étranger se sont révélés absolument catastrophiques.

Premièrement, ils ont abouti à peu de chose. Constellation aux États-Unis a coûté 5 milliards d'euros et l'achat de British Energy a représenté 14 milliards d'euros alors qu'il ne valait que 7 ou 8 milliards d'euros. Des investissements en Amérique du Sud ont également été faits.

Deuxièmement, la politique des prix s'est révélée contre-productive. En tant qu'avocate, quand je plaidais à la fin des années 1980, notamment pour la centrale de Cattenom, j'assurai que nous n'avions pas besoin de centrales supplémentaires.

Les documents fournis à l'époque par EDF étaient des trends qui partaient de 1960, et, entre 1960 et 1989, nous avions à notre disposition les chiffres de 1980 qui n'avaient rien à voir avec la situation de l'époque. En effet, nous avons vécu une chute de la consommation considérable en 1973 grâce à une vraie politique de maîtrise de l'énergie. Nous savions pertinemment que nous étions en surcapacité.

Puisqu'elle ne pouvait être stockée, cette électricité devait être consommée. Avec l'accord de l'État, EDF a mis en place une politique de prix très bas pour consommer l'électricité. C'est la raison pour laquelle le chauffage électrique a augmenté en France et pour laquelle nous expérimentons un pic de consommation lié au froid. 50 % de la pointe européenne est française.

Ce choix politique, économique et financier réalisé dans les années 1980 a mené à la situation dans laquelle se retrouvent les ménages français aujourd'hui, confrontés à une augmentation du prix de l'électricité, malgré les efforts du gouvernement pour la limiter.

Troisièmement, nous avons perdu en compétences. Cette constatation est globale, mais je suis étonnée de constater que personne ne parle de la sous-traitance. Progressivement, pour des raisons économiques et de droit du travail, de nombreuses tâches ont été confiées à des entreprises de sous-traitance dont les compétences n'étaient pas adéquates, mais qui ne coûtaient pas cher et dont le personnel était moins surveillé que celui d'EDF.

Quatrièmement, nous avons misé sur les réacteurs pressurisés européens (EPR). En 1996, j'ai vanté ses mérites, car il était la suite logique de nos actions, mais c'est un échec. À cet égard, le rapport de la Cour des comptes rappelle le conflit entre Areva et EDF avec le lancement, dans des conditions acrobatiques, de l'EPR finlandais dont les coûts et les délais défiaient toute concurrence. Ce lancement s'est appuyé sur : des références techniques erronées ; des études détaillées insuffisantes ; une estimation initiale irréaliste ; un défaut d'organisation du suivi ; des contrats qui ont connu des augmentations considérables entre 100 et 700 % ; un défaut de contrôle ; un retard dans la reconnaissance des défauts de compétences ; le refus d'EDF d'informer en temps et en heure l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) des règles d'exclusion de rupture qui n'étaient pas respectées.

Ces données étaient connues depuis 2013, mais l'information n'a été transmise qu'en 2017. Ce pari unique sur l'EPR a entraîné corrélativement un défaut d'intérêt pour le parc existant et une perte de compétence dont nous nous plaignons aujourd'hui.

À la fin des années 1990, le volume d'électricité était plus que suffisant et sa production n'était pas problématique. Pourtant, le rapport de l'OPECST montre très bien la situation d'aujourd'hui, avec l'idée à l'époque que les réacteurs ne pourraient tenir que trente ou quarante ans alors qu'aujourd'hui, les prévisions sont de cinquante à soixante ans.

À mon sens, la situation actuelle s'explique également par le refus de lancer une véritable politique en faveur des énergies renouvelables. L'opposition à l'éolien date de 2005 et en 2010, le gouvernement a décidé de sacrifier purement et simplement la filière solaire française du fait du moratoire. 10 000 emplois ont été perdus et les entreprises se sont installées en Europe et ailleurs.

Une comparaison des chiffres français et européens permet de constater qu'en matière d'énergies renouvelables, la France est le seul pays qui n'a pas atteint ses objectifs en 2020. L'objectif s'établissait à 23 % et nous sommes seulement à 19 %. Il a été fixé à 40 % en 2030, ce qui me paraît inatteignable, même avec le texte de loi en discussion. Notre retard est colossal et j'ai été particulièrement choquée par les campagnes de presse au cours du week-end.

Le Figaro, Le Monde ou encore Les Échos ont consacré des pages entières au sujet en affirmant qu'il n'y avait pas de retard en matière d'énergies renouvelables et qu'elles n'étaient pas nécessaires. Ces affirmations sont absurdes, car tous les rapports du Réseau de transport d'électricité (RTE) ou de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME), insistent sur la nécessité absolue de développer massivement les énergies renouvelables, même en prévoyant du nucléaire à l'horizon 2050.

En 2022, le photovoltaïque a augmenté de 47 % en Europe en un an tandis que la France a seulement réalisé 2,7 gigawatts. L'Europe atteint un niveau de 50 gigawatts en 2023 et les énergies renouvelables atteignent parfois 60 % dans des pays comme la Suède. Il est impossible de nier l'utilité des énergies renouvelables.

Enfin je regrette l'abandon quasi systématique des solutions nouvelles lorsqu'elles se présentent. Ainsi, la méthanisation adoptée par l'agriculture allemande en 2008-2009, entraîne un revenu accessoire pour le monde agricole extrêmement important et a permis à l'Allemagne de passer devant notre agriculture à la fin des années 2010. La méthanisation ne fait que commencer en France. Ainsi, j'ai visité en Vendée en 2012 la première installation de méthanisation et son propriétaire avait mis huit ans à installer ses quatre fours.

De même, l'expérience de solaire direct a été créée en 2007 ou 2008, rachetée par Engie puis a disparu. Le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) a nourri en son sein de nombreuses pépites dans le domaine du solaire grâce à Jean Therme, qui menait ce secteur, mais malgré ses efforts, la France ne possède aucune grande entreprise dans le domaine du solaire.

La méthanation ou power to gaz qui consiste à stocker l'électricité renouvelable pour faire de l'électrolyse et fabriquer de l'hydrogène mélangé avec du CO2 afin d'obtenir un méthane artificiel et propre a été développée en Allemagne au milieu des années 2000. Lors du grand débat en 2007-2008 en France sur l'énergie, j'avais transmis à la commission qui gérait ces sujets un document sur le power to gaz. Or le premier prototype à Marseille n'est arrivé qu'en 2018-2019 alors que nous possédons une technologie remarquable et une capacité de stockage 300 fois plus importante que celle de l'électricité. D'ici 2030, elle permettra sans doute de fabriquer 20 à 30 térawattheures par an de gaz vert.

Nous disposions des capacités et de l'industrie française pour la mise en œuvre de ces technologies, mais rien n'a été réalisé.

Ainsi, le surdimensionnement a non seulement annihilé toute politique de baisse de la consommation et d'investissement, mais a également entraîné une perte d'autofinancement d'EDF, la disparition de tout espoir d'exportation d'EPR, l'opposition à la massification du renouvelable et des difficultés avec l'Union européenne aujourd'hui, car la situation française déséquilibre tout le marché européen.

Le plus grave, à mon sens, est notre refus de tirer des leçons du passé. Dans son dossier, la Cour des comptes écrit en 1997 que la France a surestimé sa capacité à lancer Superphénix et nous continuons sur la même lancée. Les problèmes que nous rencontrons aujourd'hui ne concernent pas les centrales nucléaires de 900 mégawatts construites sur la filière Westinghouse de 1973, mais plutôt les centrales de 1 000, 1 200 ou 1 300 mégawatts, en raison de courbes de coûts, comme le reconnaissent les ingénieurs d'EDF.

Un certain nombre de tuyaux doit être rénové à l'EPR de Flamanville. Nous ne possédons plus la capacité de les fabriquer en France et nous avons donc fait appel à l'Italie, mais lors de sa visite, l'ASN a été scandalisée de la manière dont sont fabriqués ces instruments qui serviront ensuite à Flamanville.

Enfin, le nucléaire n'assure pas notre indépendance, non seulement en matière d'uranium, mais également dans le cadre de nos rapports avec la Russie. La situation est préoccupante : plus de 40 % de notre uranium provient du Kazakhstan et d'un pays voisin qui sont sous contrôle de la Russie. Par ailleurs, 20 % de la préparation des combustibles dépendent de la Russie au niveau européen et au nôtre, car Orano n'assure qu'une partie de la préparation.

La poursuite de l'envoi d'une partie de nos déchets en Sibérie n'est pas négligeable non plus. Le directeur de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) évoquera mieux que moi la question des déchets, mais je tenais à rappeler que nous devons faire face à un problème imminent : La Hague sera saturée en 2030, les collectivités locales sont peu favorables à une nouvelle piscine et le projet Cigéo est en difficulté. Par conséquent, cette dépendance vis-à-vis de la Russie concernant l'envoi d'une partie de nos combustibles usagés est un vrai problème.

Vous me demandez ensuite si l'évolution de la situation me satisfait. En tant qu'avocate, j'ai peu à dire sur ce sujet, mais j'ai le sentiment que nous ne tirons pas les leçons de nos erreurs. L'erreur est humaine : errare humanum est, persevare diabolicum. C'est persister dans cette erreur qui est grave. Certaines centrales, dont celle de Fessenheim, rencontraient des problèmes non minimes.

Ensuite, vous m'interrogez sur ma fonction ministérielle et la souveraineté et l'indépendance énergétique au regard de cette fonction.

L'aspect nucléaire est particulièrement étroit dans mon décret d'attribution. J'avais la cotutelle de la sûreté des installations nucléaires et des déchets, mais je me consacrai principalement aux énergies renouvelables et à l'efficacité énergétique. Donc je n'étais pas membre associé à la définition de la politique énergétique de la France. Je n'ai participé à aucune décision dans ce domaine, à l'exception de Creys-Malville.

Entre 1995 et 1997 se posait la problématique des laboratoires, mais nous n'avons pas pris réellement de décision au cours de cette période, puisque la décision de base avait été prise en 1993 et que le choix de Bure s'est fait définitivement en 1997, après un refus poli, mais ferme de la part de toutes les communes auxquelles ma successeure s'est adressée, quelle que soit leur couleur politique, d'accueillir un laboratoire souterrain.

J'ai agi dans la mesure du possible pour l'EPR, mais nous étions dans les prémices et je pense que le départ d'Allemagne et de Siemens de l'EPR a eu de sérieuses conséquences pour l'industrie française. Je me suis également occupée de l'efficacité énergétique, de la transparence, de la prévention des accidents et de la situation de La Hague, préoccupante sur le plan de la pollution.

Poursuivons avec Superphénix, qui a été autorisé le 12 mai 1977. La première divergence a eu lieu le 7 juillet 1985 et la puissance a été atteinte en décembre 1986. En mars 1987, une fuite est apparue dans le barillet de sodium. Le système de surgénérateur devait fonctionner toute sa vie avec les mêmes crayons, réactivés lors de leur passage dans un bain de sodium avec un barillet. Lors de la découverte de ces fuites, les ingénieurs ont d'abord cru à une erreur des instruments de mesure, mais tel n'était pas le cas. En mars 1987, les activités ont été interrompues, le sodium a été vidé et le surgénérateur se transforme en réacteur avec un nouveau décret du 10 janvier 1989.

Un arrêt du Conseil d'État du 27 mai 1991 annule le décret de 1989 en considérant qu'il ne définissait pas assez strictement les règles de fonctionnement. Un nouveau décret du 11 juillet 1994, pris par mon prédécesseur et par Monsieur Balladur, affirme le caractère de prototype de Superphénix avec un objectif de recherche qui prime sur les exigences d'exploitation. En effet, ce réacteur n'avait pas été conçu pour répondre à des exigences d'exploitation et entraînait de véritables problèmes de sûreté. Lorsque je suis arrivée au gouvernement, j'ai demandé à Alain Juppé, qui a donné son accord, que soit nommée une commission scientifique chargée d'évaluer le fonctionnement de Superphénix, la commission Castaing.

Dans son rapport, la commission conclut avec trois types de recherche, les packs 1, 2 et 3. Elle recommande les packs 1 et 3, mais met en garde contre le pack 2. Elle confirme qu'il est intéressant de faire de Superphénix un instrument de recherche et c'est sur cette base qu'est parti le gouvernement, mais avec des coûts extrêmement importants. À l'époque, l'idée était de transformer l'ex-surgénérateur en incinérateur de déchets radioactifs, notamment en s'appuyant sur les travaux d'un professeur italien, Carlo Rubbia. La Cour des comptes rédige ensuite un extrêmement critique qui formule deux possibilités : le fonctionnement de Creys-Malville jusqu'en 2000 ou jusqu'en 2015. Jusqu'en 2000, le coût, à hauteur de 60 milliards de francs, est assumé par les actionnaires de la Nersa (société centrale nucléaire européenne à neutrons rapides SA), société qui faisait fonctionner Creys-Malville.

La Cour des comptes déconseille un fonctionnement jusqu'en 2014, qu'elle juge incertain. Elle insiste sur la nécessité pour Superphénix de rester un outil de recherche.

Le recours contre le décret de 1994 est jugé par le Conseil d'État le 28 février 1997. Il indique que le décret est illégal, car l'outil de recherche pour lequel la recherche prime sur la production d'électricité est différent du réacteur nucléaire qui a été soumis à enquête publique. J'ai signifié à Alain Juppé que je ne signerai pas un décret qui autoriserait le redémarrage de Superphénix dans les conditions de l'enquête publique, sans faire prévaloir la sûreté et la recherche sur la production d'électricité et donc avec des garanties moindres. L'idée n'était pas de fermer définitivement Creys-Malville, mais de redémarrer ce qui avait été autorisé en 1994. Alain Juppé a donc décidé d'interroger le Conseil d'État afin de déterminer si la position que je défendais était valable.

J'ai considéré que coupler le réacteur au réseau sans aucune sécurité particulière présentait un risque. Étant chargée de la sûreté nucléaire, j'ai estimé que je ne pouvais pas prendre cette responsabilité. Vous constaterez dans les documents que les critiques étaient très sévères sur le surgénérateur ; le saut entre Phénix et Superphénix était beaucoup trop important.

Le directeur d'EDF indique :

« La décision de construire Superphénix a été prise en 1974 dans un contexte de forte croissance économique, alors qu'il devenait manifeste que les énergies primaires ne seraient pas inépuisables et que la France engageait un ambitieux programme de centrales nucléaires à eau pressurisée.

Toutefois, on constate a posteriori que le passage direct d'un réacteur de 250 mégawatts (Phénix) à un prototype de taille industrielle de 1 200 mégawatts était un choix excessivement optimiste et que la complexité de la technologie a entraîné des surcoûts d'investissement et des difficultés de fonctionnement importantes. »

Ensuite, vous m'interrogez sur la chaîne de décision. Le domaine nucléaire militaire était réservé au Président de la République. Quant au nucléaire civil, j'ai eu le sentiment tout au long de l'exercice de mes fonctions que le centre de décision n'était pas l'État, mais EDF. Ainsi, Bercy n'a pas été en mesure de nous fournir des estimations financières lors de la rédaction du rapport Castaing sur Creys-Malville. EDF possédait les seuls éléments d'information financière. Comment l'État peut-il décider en toute connaissance de cause, quand il ne possède même pas les éléments financiers qui lui sont propres ?

Monsieur Syrota était « l'homme fort » de l'époque, dirigeant de la Cogema et du Corps des mines. La politique était largement entre ses mains, car tous les ingénieurs des mines et tous les responsables du Corps des mines étaient sous sa responsabilité.

Je peux vous donner un autre exemple. Lorsque j'ai eu à gérer la question du surnombre des leucémies infantiles autour de La Hague en 1996, avant même que le ministère de la santé et l'Office de protection contre les radiations ionisantes (OPRI) ne réagissent, j'ai été assaillie par un groupe informel composé de communicants de Cogema et d'EDF qui m'a assuré que la personne ayant rédigé le rapport ne paraissait pas crédible.

Je leur ai répondu que je souhaitais surtout savoir s'ils possédaient une contre-étude qui me permette de rassurer les mères, particulièrement inquiètes, et de leur assurer que leurs enfants pouvaient se baigner en toute sécurité. J'ai demandé qu'une commission d'enquête se penche sur la valeur de cette étude et dix ans plus tard, les résultats de l'étude de 1996 ont malheureusement été confirmés.

Je me suis toujours efforcée d'agir rationnellement. Vous me demandez si j'étais entourée d'experts ou si je décidais seule : premièrement, j'avais une équipe et le numéro 1 de mon cabinet était Renaud Abord de Chatillon, homme du corps des mines et mon conseiller technique, Olivier Herz, venait également du Corps des mines. Ainsi, les questions industrielles ne m'étaient pas étrangères. Deuxièmement, chaque fois que j'ai été en face d'un problème, en tant que juriste et non ingénieure, je me suis efforcée de me montrer rationnelle et de demander à des commissions scientifiques de m'apporter des réponses. J'en ai nommé trois au cours de mon mandat, dont la commission Castaing.

Quant à la préparation de l'avenir, je vous renvoie à la loi sur l'air et l'utilisation rationnelle de l'énergie, loi LAURE (loi sur l'air et l'utilisation rationnelle e l'énergie), car le changement climatique ne nous était pas inconnu il y a vingt-cinq ans, même si nous en savions peu. Or, cette loi, qui n'a globalement pas été appliquée pour des raisons diverses et variées, contient dans son titre 7 toute une série de dispositions dont la mise en œuvre nous aurait fait gagner du temps : l'électricité ; le GNV (gaz naturel pour véhicules) ; le contrôle de la consommation énergétique ; le DPE (diagnostic de performance énergétique; les possibilités de changement énergétique pour nos concitoyens ; la mise en valeur des ENR et de la cogénération ; des mesures techniques pour les véhicules électriques.

Enfin, vous me demandez ce que je pense de la situation actuelle. Elle m'inquiète, de même que le caractère irrationnel des débats menés, qui deviennent quasi-religieux. Il est très difficile de débattre sur ces sujets et il est important que cette commission entende des personnes d'horizons très divers.

La commission du débat public qui se tient actuellement sur Penly peine à se faire entendre, alors que le sujet n'est pas une question religieuse. Il ne s'agit pas de croire ou de ne pas croire, mais de déterminer la meilleure solution pour notre pays et l'avenir énergétique de la France. La question est rationnelle, politique et économique. Je défends la massification du renouvelable, car tous les scénarios prévoient entre 60 et 100 % d'énergies renouvelables.

Le nucléaire présente des risques économiques et financiers et à cet égard, je me permets d'attirer votre attention sur un sujet peu évoqué et le risque le plus important pour EDF, Hinkley Point, le directeur financier, Monsieur Piquemal ayant démissionné en 2013 ou 2014.

En effet, une clause du contrat qui nous lie aux Anglais exclut l'application du prix garanti dans l'hypothèse d'un retard trop conséquent lors de la mise en place d'Hinkley Point. EDF est contraint de mettre en place un prix garanti à 120 euros par mégawatt par heure pour tirer son épingle du jeu, car nous portons le risque dans notre joint venture avec la Chine. Si ce prix n'est plus garanti, le contribuable français paiera pour les Anglais et ce risque financier est réel, car nous avons déjà trois ans de retard sur Hinkley Point.

Enfin, ma position concernant notre souveraineté nationale vous paraîtra peut-être simpliste, mais je pense que l'eau, le vent et le soleil constituent notre véritable indépendance. Le projet qui s'esquisse prévoit des EPR2 en 2040. Qu'allons-nous faire d'ici là ? Le coût des énergies renouvelables diminue, comme le montrent les chiffres de l'Agence internationale de l'énergie sur les différentes sources de production énergétique. Nous sommes capables de fabriquer des batteries et de vendre des toits solaires avec des petites batteries. A l'inverse, le coût du nucléaire ne cesse d'augmenter. Le choix que nous allons réaliser est financièrement extrêmement dangereux et ne fournit aucune solution à court et moyen terme. 2040 est une date lointaine et hypothétique.

Par ailleurs, nous devons également penser aux déchets et aux risques liés aux accidents, car plus notre parc vieillit, plus le risque croît. D'ailleurs, le gouvernement a sorti dans une très grande discrétion une circulaire le 29 décembre 2022, sur les mesures radiologiques des personnes en cas d'accident nucléaire.

Selon moi, la manière de financer le projet est extrêmement importante, de même que la manière dont nous assurons véritablement notre indépendance et notre souveraineté nationale avec des coûts aussi énormes, une incapacité d'autofinancement et une dette publique significative.

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