Intervention de Frédéric Descrozaille

Réunion du mercredi 11 janvier 2023 à 9h30
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrédéric Descrozaille, rapporteur :

Le nombre raisonnable des amendements représente une bonne nouvelle, dont je vous remercie. Nous avons en général la fâcheuse habitude d'amender trop lourdement des textes longs, mais nous aurons cette fois le temps de débattre du fond.

Par ailleurs, je remercie le président d'avoir fait le choix d'une certaine latitude en ce qui concerne la recevabilité des amendements. Cette approche permet elle aussi de privilégier le débat.

Je commencerai par évoquer le contexte économique dans lequel s'inscrit cette initiative, sans me limiter aux aspects conjoncturels et en prenant un peu de recul. Depuis les années 1980 et la mise en place du système monétaire international actuel, notre économie est marquée par un phénomène de financiarisation. Par conséquent, il est devenu plus rentable de financer ou de refinancer un emprunt que d'investir dans une usine. Cette proposition de loi vise à recréer de la valeur dans des chaînes de valeur productives qui en détruisent.

La financiarisation de l'économie a un impact direct sur la rentabilité des investissements, et l'on observe à ce titre un écart entre le marché de la finance – marchés des changes, des produits financiers et dérivés – et celui de l'économie réelle. À cet égard, la durée moyenne de détention d'une action, qui a chuté depuis les années 1980 pour devenir inférieure à un an dans les années 2000, constitue un indicateur intéressant. Nous nous préoccupons ici de l'argent placé dans des capitaux qui permettent de produire et de distribuer en France.

J'en viens aux spécificités de la grande consommation française, en particulier de la filière alimentaire. Elle est d'abord caractérisée par une rentabilité particulièrement faible des capitaux, inférieure à ce qu'elle est dans les autres pays, puisqu'elle se situe entre 2 et 4 % alors que, dans la finance, elle dépasse 10 % et peut parfois atteindre 15 %.

Par ailleurs, nos chaînes de valeur sont plus efficaces qu'ailleurs dans le monde pour absorber la volatilité des cours en amont, particulièrement dans le domaine de l'alimentaire. Nous connaissons donc une plus grande stabilité des prix, la baisse et la hausse des coûts de production de l'industrie se répercutant moins sur la consommation.

En outre, la grande consommation française est caractérisée par une plus grande habitude des promotions.

Enfin, la dureté et la férocité de la négociation commerciale en France sont de renommée internationale. Il nous faudra garder à l'esprit ces spécificités.

La grande consommation française évoque l'image d'un sablier. En haut, on trouve 330 000 exploitations agricoles et, juste en dessous, quelques dizaines de milliers d'entreprises qui transforment, conditionnent et livrent. La partie pincée du milieu, le diaphragme, contient six acheteurs. Enfin, 60 millions de consommateurs occupent la partie basse. L'étape achat des grandes et moyennes surfaces (GMS), représentée par l'étranglement du sablier, peut entraîner une destruction de valeur.

La proposition de loi ne s'oppose pas au modèle économique de la grande distribution, qui reste une courroie de transmission très efficace des gains de productivité réalisés en amont au bénéfice des consommateurs, qui ont accès à des produits moins chers. Dans l'histoire récente, nous avons tous largement bénéficié de ce modèle qui a inspiré de nombreux pays à travers le monde.

Cependant, la grande distribution impose ce modèle économique à ses fournisseurs par le pouvoir qu'elle détient dans l'exercice de sa fonction achat, en appliquant de faibles taux de marge sur des flux croissants en volume. Ce modèle a un impact sur la rentabilité des capitaux et sur la capacité des entreprises qui produisent, fournissent et innovent. La force de ce modèle économique peut donc conduire à détruire de la valeur.

En ce qui concerne les faibles taux de marge, qui sont compris entre 1 et 2 %, il faut garder à l'esprit qu'ils s'appliquent de façon globale puisque le métier de distributeur consiste à maîtriser le mix marketing. En effet, comme dans tous les métiers du commerce, il s'agit de jongler entre des positionnements de produits différents. Si les promotions ne font pas gagner d'argent au distributeur et peuvent détruire de la valeur, elles permettent aussi de dégager des marges et d'obtenir un résultat global positif sur l'ensemble du magasin en attirant les clients, en construisant leur expérience client dans le magasin et en les fidélisant, notamment grâce à des tickets remis en caisse.

Ce métier de péréquation entre différents positionnements marketing produit des effets sur chacune des filières d'approvisionnement et cet impact fera l'objet de nos discussions, notamment lorsque nous évoquerons le dispositif d'encadrement des promotions que je propose de prolonger, afin qu'il n'y soit pas mis fin le 15 avril prochain.

Par ailleurs, dans la négociation commerciale, le rapport de force est structurellement défavorable au fournisseur et favorable à l'acheteur, en raison de sa position de monopsone. Dans le cas du monopole, le vendeur se trouve seul devant une multitude d'acheteurs et libre quant au prix qu'il fixe. Cette situation est proscrite mais on ne se penche pas assez sur celle du monopsone, dans laquelle l'acheteur se trouve seul devant de nombreux fournisseurs. Nous présumons qu'elle est utile puisque l'acheteur obtient des fournisseurs un dernier effort utile pour maintenir l'accès au marché, qui bénéficie au consommateur. Cependant, l'exercice de ce pouvoir économique peut représenter un facteur de destruction de valeur.

L'efficacité des dispositions de la loi Egalim est avérée puisqu'elles protègent les prix agricoles et les soustraient à la pression à la baisse exercée par la fonction achat. Ainsi, selon un rapport publié par Bercy en novembre sur l'inflation des produits alimentaires, l'excédent brut d'exploitation (EBE) agricole a augmenté de 12 % en 2022. Dans le même temps, l'EBE de l'industrie agroalimentaire a chuté de 16 % quand celui de la grande distribution est resté à peu près stable.

Nous l'avions déjà évoqué lors des débats portant sur la loi Egalim 2 : nous avons placé l'industrie alimentaire entre le marteau et l'enclume. En effet, elle ne peut plus jouer sur les coûts de la matière première agricole, qui ont été sanctuarisés, mais elle reste soumise au pouvoir de négociation de l'acheteur.

Je rappelle que les prix sur les matières premières industrielles ont flambé fin 2021 en raison de la hausse des prix des emballages, impactant la négociation commerciale annuelle. La guerre en Ukraine a commencé à la fin du mois de février 2022, tandis que la négociation approchait de son terme. La hausse des prix dans l'alimentation ayant été constatée et subie par les acteurs après cette négociation, elle a fait l'objet de clauses de révision, mais qui n'ont pas été bien conçues.

Aujourd'hui, la négociation pour 2023 bat son plein et semble tendue, notamment parce que les industriels tentent de compenser ce que leur a coûté l'année 2022, dans le cadre d'un rapport de force qui leur est défavorable.

Nous sommes engagés dans une lutte contre la hausse des prix et du coût de la vie, mais le débat politique doit porter sur l'équilibre entre cette lutte et le soin que nous devons apporter aux conditions permettant aux entreprises de mieux rémunérer leurs salariés. Tout n'est pas lié au ticket de caisse et aux prix ; la question des salaires et de l'emploi reste déterminante à moyen comme à long terme. Ainsi, je n'oublie pas que des lignes de production pourraient fermer, que le chômage technique pourrait sévir, que des décisions d'investissement pourraient être reportées, voire annulées, que des bilans pourraient être déposés. Les 450 000 emplois et les salaires de la première industrie de France sont en jeu et cette industrie rencontre déjà des difficultés inédites en matière de recrutement, y compris en ce qui concerne des postes de cadre, traditionnellement attractifs et valorisés au sein des parcours professionnels.

J'en viens à la présentation des quatre articles du texte. Le premier porte sur la loi applicable et vise à rappeler que les dispositions du titre IV du livre IV du code de commerce ont caractère de lois de police. Elles s'imposent à ce titre au droit des contrats comme à toutes les négociations liées à des commercialisations ayant lieu en France, et ce où qu'elles se tiennent. Il est d'autant plus important de le rappeler que, depuis quelques années, la grande distribution a recours à l'établissement de centrales d'achat paneuropéennes établies hors du territoire national, qui négocient des contrats de droit étranger alors que le droit français devrait s'appliquer.

J'en viens à l'arrêt rendu par la CJUE le 22 décembre, dans une affaire opposant le ministre de l'économie à la centrale d'achat Eurelec, qui regroupe Leclerc et l'entreprise allemande Rewe. La presse a donné un compte rendu insatisfaisant de cette décision. En effet, la CJUE n'a pas donné raison à Eurelec sur le fond puisqu'elle s'est prononcée, non sur le fond mais sur les seules compétences juridictionnelles. En matière de loi de police et en matière civile et commerciale, il faut distinguer la loi applicable des compétences juridictionnelles.

La CJUE a relevé que le ministre avait agi en vertu de pouvoirs exorbitants par rapport au droit commun en faisant référence à ses pouvoirs d'enquête, aux visites et saisies de documents réalisées et au recours en justice entrepris. À ce titre, elle a déclaré que l'exercice de ces pouvoirs sortait du champ de la matière civile et commerciale du règlement n° 1215/2012 ; rien de plus.

Je rappelle par ailleurs que la CJUE répondait à une question préjudicielle, dans le cadre d'une procédure qui s'apparente donc à une forme de consultation juridique.

Enfin, dans son arrêt, la Cour renvoie à une vérification par la cour d'appel de Paris, dont personne ne peut deviner les intentions. Elle pourrait reprendre intégralement l'arrêt de la CJUE, affirmant que rien dans l'action du ministre ne relève de la matière civile et commerciale, comme elle pourrait le reprendre en partie seulement.

Il ne s'agit ici que de savoir quel tribunal est compétent : rien n'est dit de la loi applicable. Ainsi, il nous appartient d'affirmer dans l'article 1er ce que nous considérons, en tant que législateurs, comme ayant caractère de loi de police. Cette matière permettra d'étayer l'interprétation du juge dans les années à venir.

L'article 2 vise à prolonger ces dispositions de la loi Egalim 1 censées prendre fin au 15 avril : le seuil de revente à perte majoré et l'encadrement des promotions en volume et en valeur. Je propose de prolonger ces dispositions en distinguant leurs enjeux respectifs. Nous évoquerons plus avant ce sujet lorsque nous examinerons les amendements portant sur l'article, et notre débat promet d'être passionnant.

J'en viens à l'article 3, qui fait couler beaucoup d'encre depuis quelques jours. Il comble un vide juridique et ce point important, quoique technique, constitue l'un des piliers de la proposition de loi. Le code de commerce a été pensé et écrit comme si la relation commerciale devait perdurer indéfiniment et qu'elle ne pouvait être interrompue que du fait d'une décision unilatérale prise par l'un des deux cocontractants. La loi encadre cette décision, qui doit être motivée et ne peut être prise sans qu'un préavis soit donné. En cas d'absence de motivation, le préavis doit être de dix-huit mois.

La date butoir a été instaurée après l'écriture de ces dispositions et le code de commerce n'a pas tiré les leçons de son existence. L'article 3 vise donc à établir que la relation commerciale peut être interrompue, non pas du fait d'une décision unilatérale mais du fait de l'échec de la négociation annuelle.

La négociation annuelle n'a pas pour objet d'amender tous les termes du contrat, mais bien de le refondre, sur la base des conditions générales de vente qui doivent être envoyées au 1er décembre. Il s'agit donc d'écrire dans la loi ce qui doit se passer en cas d'échec de cette négociation et de la rupture commerciale qui intervient alors.

L'interprétation actuelle du droit, qui ne dit rien de l'échec de la négociation annuelle, se fait à la défaveur du fournisseur, surtout en période de hausse des coûts. En effet, en l'absence d'un accord au 1er mars, la relation n'étant pas interrompue, l'acheteur peut continuer à commander aux conditions en vigueur, qui sont celles de l'année précédente. Même si le fournisseur juge que cela lui coûte plus cher de livrer plutôt que de rompre l'accès au marché, il ne peut suspendre les livraisons car le juge interpréterait ce geste comme une décision unilatérale, une rupture brutale et illicite de la relation commerciale. Ainsi, pendant plusieurs mois, le fournisseur devra continuer de livrer, à des conditions qui lui seront défavorables. L'acheteur pourrait même avoir intérêt à cette situation.

Je propose de rééquilibrer ce rapport de force et d'inciter à la conclusion d'un accord avant le 1er mars, en faisant peser un peu plus les conséquences d'une absence d'accord sur l'acheteur.

Contrairement à ce que j'ai pu entendre, il ne s'agit pas de permettre au fournisseur d'imposer ses prix. Aucun patron industriel ne se dira que cette loi lui permet de se fâcher légalement avec son client, qu'il pourrait conduire la négociation commerciale de mauvaise foi et attendre le 2 mars pour augmenter ses prix. Aucun industriel ne mise sur une hausse inconsidérée du prix de vente de ses propres produits parce que personne n'a envie de rompre la relation commerciale. Comme dans le cas du divorce, les conditions de la rupture commerciale n'existent que pour s'appliquer de façon exceptionnelle.

Il s'agit donc seulement d'inciter à se mettre d'accord avant le 1er mars et de faire peser le coût d'un désaccord de façon plus équitable.

Par ailleurs, je proposerai un amendement qui permettra de ménager la possibilité de définir un préavis et une rupture commerciale, en cas d'absence d'accord. Cependant, rien n'empêchera les acteurs de reprendre mèche et de se mettre d'accord, ce qui sera toujours préférable. La loi encourage les relations commerciales durables et saines.

Enfin, l'article 4 reprend les recommandations du médiateur quant à l'application des dispositions de la loi Egalim 2, consistant à sanctuariser le prix des matières premières agricoles. Dans les faits, cette sanctuarisation n'est pas garantie et l'attestation du coût peut être remise en cause par la négociation. L'article vise donc à ce que cette attestation intervienne avant et après la négociation, pour vérifier que la sanctuarisation est bien respectée.

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