Intervention de Général Vincent Breton

Réunion du mercredi 30 novembre 2022 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Vincent Breton, directeur du centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations (CICDE) :

Madame Pouzyreff, si l'on compare avec les usages occidentaux, les Russes ont utilisé pendant cette guerre relativement peu de munitions de précision, d'abord parce qu'ils ont puisé dans leurs nombreux stocks issus de la Guerre Froide, peut-être aussi parce qu'il y a une doctrine russe du pilonnage par armement non guidé. Au début de la guerre, le ciblage semblait en outre très défaillant, même pour les munitions de précision. Toutefois, dans l'actuelle campagne qui a débuté en octobre, le ciblage semble précédé d'analyses systémiques beaucoup plus efficaces, et les Russes parviennent à exercer une forte pression sur le dispositif énergétique ukrainien. Ils apprennent sans doute de leurs erreurs.

Les belligérants arriveront-ils à reconstituer de la masse ? Du côté ukrainien, cela dépendra entièrement des livraisons d'armement par les Occidentaux.

Pour les équipements, il y a effectivement une équation complexe à résoudre entre masse et haute technologie. On observe une tendance historique : le coût des matériels militaires, en particulier des avions de combat, progresse de manière exponentielle. D'après la seizième loi d'Augustine – du nom d'un ancien sous-secrétaire à l' US Army dans les années 1970, devenu par la suite président-directeur général de Lockheed Martin – il faudra tout leur budget annuel de la défense aux États-Unis pour financer un seul avion de combat en 2056 ! Toutefois, une autre loi, celle de Moore, laisse penser que les équipements de haute technologie comme les semi-conducteurs deviennent de plus en plus performants alors même que leur coût diminue de façon significative.

Madame Galzy, le ferroviaire joue manifestement un rôle assez important en matière de soutien logistique dans la guerre en Ukraine, mais je ne peux pas vous dire exactement dans quelle proportion. Le ferroviaire est assez fragile : il suffit de frapper les relais électriques ou directement la ligne pour immobiliser le réseau. Reste qu'il permet de transporter un volume de fret beaucoup plus important que la route. Mais, pour donner un ordre de grandeur, s'agissant des céréales qui sortent d'Ukraine, un navire vraquier en achemine autant que quinze trains ou 750 camions.

L'attrition des moyens humains et matériels est considérable. Les chiffres que vous avez donnés correspondent à ceux qui ont été communiqués aux médias au début du mois de novembre par le chef d'état-major des armées américaines.

Notre société accepterait-elle de perdre autant de personnes ? N'oublions pas que cette guerre est vitale pour l'Ukraine : sa survie est en jeu. Il est très difficile de se faire une idée claire de la réalité.

La peur de perdre des avions ou des bateaux peut expliquer leur sous-utilisation. La suprématie navale des Russes est incontestée et ils contrôlent la mer Noire. En revanche, ils ne s'approchent plus des côtes car la défense militaire côtière des Ukrainiens est remarquable. Finalement, les deux forces se neutralisent. Cependant, les Russes sont assez inquiets car, outre la perte du navire Moskva, lourde en symbole, les petits drones maritimes que les Ukrainiens utilisent de plus en plus pour frapper les navires peuvent occasionner de profonds dégâts.

La guerre en Ukraine n'est pas l'alpha et l'oméga de l'engagement des armées françaises dans les prochaines décennies. Le contexte de nos engagements sera sans doute différent, de par notre géographie, notre statut d'État doté de l'arme nucléaire, notre environnement stratégique, nos armées. Aborder un conflit au sein d'une coalition, d'une alliance est radicalement différent – la guerre en Ukraine a d'ailleurs démontré que l'Otan et l'Union européenne étaient au rendez-vous, et que la cohérence de leurs dispositifs prévenait l'extension du conflit aux pays membres. Nous ne serions donc pas seuls, mais, pour autant, cette certitude ne doit pas nous inciter à nous reposer entièrement sur nos alliés pour assurer notre défense.

Monsieur Saintoul, la Russie mène une politique de sanctuarisation agressive avec une forte composante nucléaire. La grammaire nucléaire est de retour. En investissant uniquement dans le nucléaire, on prend toujours le risque d'un contournement par le bas. Comme l'a dit le Président de la République, notre stratégie de défense est un tout cohérent au sein duquel les forces conventionnelles et les forces nucléaires s'épaulent en permanence. Les deux mondes se nourrissent. Prenons l'exemple de l'opération Hamilton, menée en 2018 contre le dispositif d'armement chimique syrien. Ce type d'opération, qui suppose une capacité de projection à longue distance, n'aurait pas été possible si nous n'avions pas disposé de l'arme aéroportée nucléaire. Le nucléaire tire vers le haut notre modèle d'armée.

La logistique est essentielle. Les Ukrainiens ont réussi en quelque sorte à dupliquer le modèle d'Amazon dans le domaine du soutien logistique, avec un système très impressionnant : un commandement de théâtre ou les petites unités peuvent commander ce dont elles ont besoin par l'intermédiaire d'une petite application, et le reçoivent dans les jours qui suivent. Nous avons beaucoup à apprendre des Ukrainiens en la matière.

S'agissant de la supériorité aérienne, les Russes n'ont pas cherché à conduire, comme les Occidentaux, une vaste campagne aérienne en amont de la guerre. Sans doute cela vient-il du fait que leur renseignement était biaisé, à tous les niveaux – stratégique, opératif, tactique – pour satisfaire des ambitions politiques : les leaders sont aveuglés, tout le monde ment et la vérité ne remonte pas aux chefs. D'une certaine manière, le mensonge est systémique. Les Russes étaient donc persuadés qu'en montrant les muscles, en attaquant de tous côtés, ils provoqueraient un choc de sidération et que l'Ukraine tomberait comme un fruit mûr. Il n'en a pas été ainsi.

J'en viens au renseignement de sources ouvertes, dont l'importance est cruciale. Les informations publiées sur les réseaux sociaux, en particulier les photos prises par les citoyens ou les soldats, nous apprennent beaucoup.

La revue nationale stratégique, mais aussi le chef d'état-major des armées, lors de la présentation de sa vision stratégique, ont considéré qu'il fallait se fixer comme objectif de disposer d'un modèle d'armée crédible, cohérent, équilibré. L'empilement de capacités échantillonnaires ne fait pas une force opérationnelle cohérente. La conflictualité pourrait être comparée à une grande toile qui s'étendrait en permanence, à mesure que les activités humaines gagnent de nouveaux domaines. Au départ, les hommes se battaient sur terre. Ils ont découvert les bateaux et ont commencé à se battre en mer. Puis ils ont commencé à se battre dans les airs, et maintenant dans l'espace ainsi que dans le monde numérique et informationnel – même si la bataille informationnelle a toujours existé via ce qu'on appelait la propagande.

S'agissant des forces morales, il y a sans doute à s'inspirer du modèle de résilience ukrainien, qui est remarquable, mais aussi des modèles scandinaves, suédois ou finlandais, car ils permettent à chaque citoyen de s'impliquer. Ces modèles sont porteurs d'externalités positives pour la cohésion nationale. Ils créent une conscience commune des risques, ce qui valorise l'engagement citoyen et les solidarités collectives. Ces pays diffèrent du nôtre par leur physionomie et leur histoire : nous ne pourrons pas reproduire ces schémas à l'identique mais nous pourrions nous en inspirer en les adaptant à nos spécificités.

Nous pourrions ainsi renforcer la réserve. Un groupe de travail, auquel des parlementaires ont participé, s'est penché sur le sujet en vue de la loi de programmation militaire 2024-2030. La réserve représente un excellent trait d'union entre les armées et la société civile mais aussi un appoint sérieux pour certaines spécialités en tension dans lesquelles nous avons du mal à recruter – je pense notamment aux experts du numérique ou du cyber.

D'autre part, les armées doivent contribuer au renforcement de la cohésion nationale. Elles font vivre de nombreux dispositifs de très grande qualité tournés vers la jeunesse. La base aérienne d'Évreux, que j'ai commandée, accueillait ainsi chaque année une soixantaine de cadets de la défense, un mercredi après-midi sur deux – des jeunes de classe de troisième encadrés par des réservistes et des professeurs de l'éducation nationale. Cela faisait chaud au cœur de voir ces adolescents s'investir et gagner en maturité. Le corps enseignant, les proviseurs, les parents d'élèves étaient conquis. Les résultats scolaires et le comportement s'amélioraient. Les armées proposent de nombreux dispositifs aussi intéressants.

Monsieur Favennec-Bécot, nous observions depuis quelques années une forme de désinhibition de nos compétiteurs. La Russie était déjà passée à l'acte en 2014. Je pense que, plus que d'une rupture stratégique, il s'agit d'un processus qui avait commencé il y a une dizaine d'années. L'un des enjeux essentiels des combats de demain sera l'orchestration des effets dans les différents milieux et champs de conflictualité – j'évoquais tout à l'heure cette toile de la conflictualité qui s'étend en permanence. Nous devrons répondre à l'une des exigences de l'art de la guerre : créer une supériorité au moins ponctuelle, sidérer l'adversaire, miner sa volonté, ouvrir des fenêtres temporelles de supériorité en orchestrant les effets dans tous les domaines et les milieux pour qu'une vague gigantesque déferle sur lui. Nous n'avons pas attendu cette guerre pour y réfléchir. C'est pourquoi nous préparons les forces aux opérations interarmées, à la coordination des feux, jusque dans le monde cyber ou spatial.

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