Intervention de Général Vincent Breton

Réunion du mercredi 30 novembre 2022 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Vincent Breton, directeur du centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations (CICDE) :

Le CICDE, installé à l'École militaire, est constitué d'une trentaine d'officiers. Notre devise est : « Penser les guerres d'aujourd'hui, penser les guerres de demain ». Nous avons trois missions principales : la rédaction du corpus documentaire conceptuel et doctrinal des armées françaises, la prospective opérationnelle – nous examinons comment la guerre évolue et dans quelle mesure les ruptures technologiques modifient la façon de la faire – et le retour d'expérience (Retex), à partir de nos engagements opérationnels et des différents conflits à travers le monde.

À ce stade, car la guerre n'est malheureusement pas finie, on peut tirer cinq enseignements majeurs du conflit en Ukraine.

Premièrement, il est très difficile d'avoir une bonne compréhension des intentions de l'adversaire, parce qu'il ne partage pas la même rationalité que nous. Ainsi, de nombreux observateurs avisés considéraient, de manière tout à fait rationnelle, que cette guerre était fort improbable dans la mesure où la Russie ne pouvait pas la gagner et que son coût serait considérable, sur le plan tant humain qu'économique ou politique. Et pourtant, le 24 février, la Russie passait à l'action Elle pensait, à tort à son tour, que l'Ukraine tomberait comme un fruit mûr, elle surestimait la puissance des forces armées russes et de son réseau d'influence en Ukraine, et elle sous-estimait les capacités de résistance ukrainiennes et la réaction des Occidentaux.

Deuxièmement, la guerre de haute intensité fait son retour aux portes de l'Europe. Il s'agit d'une forme de guerre très classique dans l'histoire de l'humanité – un pays envahit son voisin pour s'approprier une partie de son territoire – mais que l'on pensait révolue, car elle est très éloignée de la vision idéalisée d'un ordre mondial définitivement apaisé. Le nombre exact des victimes du conflit en Ukraine, des deux côtés, est extrêmement difficile à évaluer mais je pense que quand nous les connaîtrons, nous serons estomaqués.

Cette guerre marque aussi un retour à la « grammaire nucléaire ». On a vu la Russie agiter à plusieurs reprises la menace nucléaire et l'OTAN, en retour, rappeler qu'elle était aussi une alliance nucléaire. Cela faisait longtemps que ce n'était pas arrivé.

Troisièmement, la guerre reste un affrontement des volontés et des forces morales – c'est un grand classique de l'art de la guerre. La résistance de l'Ukraine est en grande partie due à sa force morale : cela compte au moins autant que la qualité de l'équipement. La cohésion, la mobilisation, la résilience de la nation ukrainienne, qui fait corps derrière ses soldats, jouent un rôle essentiel. Sans le soutien d'une nation unie, on ne peut pas gagner une telle guerre. En face, les forces morales des soldats russes sont très entamées. Ils ne voient pas de sens à cette guerre et il n'y a eu probablement aucune préparation psychologique à un tel conflit. On a fait croire aux soldats qu'il s'agissait d'une opération militaire spéciale, qu'ils seraient accueillis en libérateurs, avec « du pain et du sel », par un peuple soumis au joug d'un pouvoir nazi ; sur le terrain, ce n'est pas tout à fait ça… Et que dire de la force morale de personnes qu'on est allé chercher dans les prisons ou qu'on a enrôlées de force ?

Cela dit, la guerre n'est pas terminée et l'on peut légitimement s'interroger sur l'impact de frappes visant le dispositif énergétique ukrainien sur les forces morales ukrainiennes.

Quatrièmement, il faut de la profondeur stratégique. L'Ukraine la tient du soutien massif des Occidentaux : sans lui, à l'évidence, elle n'aurait pas pu tenir dans la durée. La Russie, elle, dispose de la profondeur stratégique d'un État-continent riche en matières premières et de stocks considérables d'armements et de munitions hérités de la Guerre Froide. Elle a aussi, avant le déclenchement de la guerre, réduit significativement de nombreuses dépendances, notamment dans le domaine alimentaire : elle est passée en quelques années de premier importateur à premier exportateur mondial de céréales. Elle reste néanmoins très dépendante, envers les Occidentaux notamment, en matière de haute technologie, de semi-conducteurs et de capital humain et financier.

Cinquièmement, la bataille de l'information et de la communication est de plus en plus décisive. En la matière, la stratégie ukrainienne est remarquable. Elle a trois cibles : le peuple et les soldats ukrainiens, afin de les galvaniser et d'affermir leur force morale ; l'opinion publique occidentale, de manière à susciter l'empathie et à s'assurer de son soutien ; les Russes, pour démobiliser les soldats. La stratégie de communication russe envers l'Occident est un échec, parce qu'elle est outrancière. Cela étant, elle cherche surtout à semer le doute et à diviser, afin que les livraisons d'armement à destination de l'Ukraine cessent. En revanche, elle produit un effet à l'égard du reste du monde, notamment des pays émergents. Ainsi, à l'ONU, 35 pays se sont abstenus et 5 ont voté contre lors du vote de la résolution pour condamner la Russie juste après l'invasion, 141 pays ayant au total condamné l'agression. On note toutefois depuis quelques semaines une prise de distance de la part des pays jusqu'alors plutôt favorables à la Russie. Il reste que le monde entier ne s'aligne pas sur l'Occident.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion