Intervention de Maud Petit

Réunion du mercredi 9 novembre 2022 à 9h30
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMaud Petit :

Je suis très heureuse, mes chers collègues, de vous retrouver ce matin pour vous expliquer les raisons qui nous ont poussés à retirer cette proposition de loi de la « niche » du groupe Démocrate (MoDem et Indépendants).

À l'occasion de sa journée réservée du jeudi 6 octobre dernier, le groupe avait fait le choix d'inscrire à l'ordre du jour la proposition de loi que je portais, visant à permettre le transfert de trimestres de retraite au sein du couple. À la suite de travaux préparatoires, et grâce aux auditions que j'ai pu mener en tant que rapporteure, nous avons pris la décision, avec le président du groupe, M. Jean-Paul Mattei, et en responsabilité, de la retirer de l'ordre du jour, avant même son examen en commission.

Comme vous le savez, les conditions dans lesquelles nous sommes parfois amenés à définir les textes que nous pouvons examiner lors des niches parlementaires ne nous permettent pas toujours d'accompagner ceux-ci d'études d'impact précises et documentées. Je veux donc profiter de l'occasion qui m'est donnée ici pour vous présenter les résultats de mes travaux et exposer les raisons qui ont conduit à ce retrait. Celles-ci tiennent tant à la complexité de la mise en œuvre de la proposition de loi qu'à son imparfaite adéquation aux objectifs que nous poursuivions avec mon groupe.

Cela étant, les travaux que nous avons menés ont le mérite d'ouvrir des perspectives sur d'autres réflexions que nous pourrons avoir prochainement au sein de cette Assemblée pour améliorer l'égalité entre les femmes et les hommes dans la constitution des droits à la retraite.

Avant toute chose, permettez-moi de faire quelques rappels préalables sur le fonctionnement de notre système de retraite. Comme vous le savez, les pensions de retraite sont des avantages contributifs, c'est-à-dire qu'elles sont servies aux retraités en contrepartie des cotisations qu'ils ont versées tout au long de leur carrière. C'est un droit personnel, qui s'attache à l'individu et non au couple. Toute personne qui a cotisé à un régime d'assurance vieillesse peut donc faire valoir ses droits à la retraite dès lors qu'elle a atteint l'âge légal de départ. Le montant de retraite dépend alors du salaire annuel moyen de l'assuré, auquel est appliqué un taux qui ne peut excéder un maximum, appelé « taux plein », fixé à 50 %.

Toutefois, pour bénéficier d'une retraite à taux plein, c'est-à-dire sans décote, une personne qui souhaite liquider ses droits doit non seulement avoir atteint l'âge légal de départ à la retraite, mais aussi avoir validé une durée minimale d'assurance. Cette durée, exprimée en trimestres, varie selon les générations entre 167 et 172 trimestres.

Or, force est de constater qu'au sein d'un couple, les durées d'assurance validées peuvent varier grandement entre les conjoints. En permettant le transfert de trimestres de retraite, nous voulions donc permettre à deux personnes mariées, pacsées ou en concubinage de pouvoir partir à la retraite de façon concomitante lorsque l'une d'entre elles n'avait pu valider une durée d'assurance suffisante.

Cette proposition n'était cependant pas sans poser des problèmes de mise en œuvre d'une technicité redoutable.

Comme l'ont justement rappelé les caisses d'assurance vieillesse, la notion de couple n'existe pas dans notre système de retraite. Il aurait donc fallu rebâtir totalement l'architecture de leurs systèmes d'information afin qu'ils puissent intégrer cette donnée, nécessaire à l'application de la proposition de loi.

Par ailleurs, en permettant de transférer à son conjoint des trimestres validés personnellement, le dispositif questionnait la philosophie même du système de retraite français, fondé sur la répartition. Il introduisait en effet une notion de patrimonialisation des droits à la retraite qui en aurait bouleversé les fondements.

En outre, le fait d'ouvrir l'éligibilité du transfert de trimestres aux concubins créait un réel risque d'abus, dans la mesure où cette notion n'est pas clairement définie. Il est à noter d'ailleurs que les rares éléments de conjugalisation du système ne sont aujourd'hui ouverts qu'aux couples mariés – je pense en particulier aux pensions de réversion.

De plus, la proposition de loi permettait des transferts entre personnes relevant de régimes d'assurance vieillesse différents. Nous le savons, le système de retraite est particulièrement complexe, avec de nombreux régimes qui connaissent des règles distinctes. Or, la valeur d'un trimestre n'est pas nécessairement harmonisée entre les régimes, ce qui rendait nécessaire de définir une méthode de conversion des trimestres et d'assurer les compensations financières entre chaque régime.

Il était enfin particulièrement délicat d'apprécier l'impact du dispositif sur les retraites complémentaires et les pensions de réversion.

La proposition de loi soulevait donc d'importants problèmes d'ordre technique et opérationnel qui justifiaient de ne rien adopter dans la précipitation. Aucun de ces problèmes n'était cependant insurmontable s'il s'était avéré que la proposition de loi répondait avec efficacité à une véritable nécessité sociale.

Or, malgré des intentions louables, la proposition de loi présentait surtout le risque d'aggraver les situations d'inégalités entre les femmes et les hommes.

L'objectif de la proposition de loi était plus particulièrement de favoriser l'équité entre les femmes et les hommes en matière de conditions de liquidation de leur retraite. Nous avons en effet tous rencontré dans nos circonscriptions le cas de mères de famille qui ont interrompu leur carrière pour élever leurs enfants et qui, une fois arrivées à l'âge de partir à la retraite, se sont retrouvées face à un terrible dilemme : faire le choix de partir avec une décote, et donc une plus faible pension, ou repousser leur départ, parfois plusieurs années après leur conjoint. Cette situation est une réalité pour de nombreuses femmes. De fait, pour la génération née en 1950, les femmes validaient en moyenne huit trimestres de moins que les hommes. L'écart était de 41 trimestres pour les femmes de la génération de 1928.

Les auditions que j'ai menées ont toutefois mis en lumière le fait que cette situation était en passe de s'inverser : selon les données issues du rapport d'évaluation des politiques de sécurité sociale de 2022, les femmes ayant liquidé leur retraite au régime général en 2021 avaient validé une durée moyenne de 161 trimestres, soit un trimestre de plus que les hommes. C'est un basculement historique par rapport aux générations précédentes.

Les projections du rapport annuel du Conseil d'orientation des retraites tendent même à montrer que cette tendance devrait se renforcer à l'avenir : pour les générations nées entre 1974 et 2000, la durée d'assurance des femmes représenterait en moyenne 105 % de celle des hommes. Cette évolution, dont il faut bien évidemment se réjouir, se vérifie dans l'ensemble des principaux régimes, quoiqu'avec un léger retard concernant les affiliées de la mutualité sociale agricole.

Comment expliquer ce basculement historique et, disons-le clairement, encore mal perçu par nos concitoyens ? La résorption progressive de l'écart de durée d'assurance entre les femmes et les hommes résulte en réalité de la conjonction de deux facteurs.

D'une part, depuis 1970, l'intégration croissante des femmes au marché du travail a conduit à ce qu'une part de plus en plus importante d'entre elles justifie d'une carrière complète. Selon la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques, la proportion de femmes à carrière complète a ainsi progressé, passant de 35 % des retraitées de la génération 1926 à 56 % de celles de la génération 1950. Cette progression est beaucoup plus marquée pour les femmes que pour les hommes.

D'autre part, les femmes bénéficient davantage de trimestres validés au titre des droits familiaux de retraite que les hommes. Les droits familiaux de retraite sont des dispositifs de solidarité mis en place pour atténuer l'impact de l'arrivée des enfants sur la constitution des droits à la retraite.

Deux dispositifs permettent aux personnes concernées de valider des trimestres sans avoir besoin de cotiser personnellement : d'une part, l'assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF), créée en 1972, qui permet d'assurer une couverture vieillesse aux bénéficiaires de certaines prestations familiales, telles que le complément familial, la prestation d'accueil du jeune enfant ou l'allocation journalière de présence parentale, et qui s'interrompent de travailler ou réduisent leur activité pour élever leurs enfants ; d'autre part, les majorations de durée d'assurance qui sont attribuées aux parents au titre de la maternité, de l'adoption et de l'éducation de leurs enfants.

Nous avons pu observer au cours de nos travaux que ces dispositifs étaient particulièrement méconnus par leurs bénéficiaires : selon la Caisse nationale des allocations familiales, 70 % des personnes interrogées en 2016 ne connaissaient pas l'AVPF alors qu'elles en étaient bénéficiaires. Cela s'explique notamment par une affiliation en général automatique et par le fait que les droits ne se matérialisent qu'au moment du départ à la retraite. Selon une enquête de 2020 du groupement d'intérêt public (GIP) Union Retraite, seule la moitié des femmes interrogées parmi les 25–35 ans savent que le calcul de leur retraite tient compte de la présence d'enfants.

De facto, ces dispositifs de droits familiaux bénéficient beaucoup plus fortement aux femmes qu'aux hommes puisqu'elles sont bien souvent celles qui assument l'éducation des enfants. Les droits familiaux représentent aujourd'hui 23 % de la durée validée par les femmes contre moins de 7 % de celle des hommes. Ainsi, dès lors que les durées d'assurance des hommes sont plus courtes que celles des femmes, ce sont essentiellement eux qui auraient bénéficié du dispositif de la proposition de loi. Des simulations fournies par les services montraient ainsi que 75 % des gains financiers de la mesure auraient bénéficié à des hommes.

Or, malgré des évolutions positives depuis plusieurs années, les hommes continuent de bénéficier d'un niveau de pension plus élevé que les femmes. En 2020, le montant des pensions moyennes des femmes représentait 75 % de celles des hommes, et le rapport remis au Gouvernement le 10 mai 2021 par nos collègues Nicolas Turquois et Lionel Causse identifiait à 75 % la part des femmes parmi les retraités touchant moins de 1 000 euros par mois.

Cette situation résulte en particulier de facteurs liés au fonctionnement du marché du travail, lesquels ont été largement documentés par d'autres travaux parlementaires tels que celui commis par nos collègues Marie-Noëlle Battistel et Sophie Panonacle en juin 2019 sur la séniorité des femmes. Aujourd'hui encore, les femmes sont plus nombreuses à exercer un emploi à temps partiel, et leur niveau de salaire est plus faible que les hommes toutes choses égales par ailleurs.

En outre, l'arrivée des enfants dans le foyer exerce des effets importants sur les carrières et les salaires des femmes, effets qui ne s'observent pas pour les hommes. Le taux d'emploi des mères décroît avec le nombre d'enfants : en 2020, 39 % des mères de trois enfants ou plus sont en emploi, contre 70 % des mères n'ayant qu'un seul enfant. À l'inverse, le recours au temps partiel augmente avec le nombre d'enfants : la part des femmes travaillant à temps partiel est de 44 % pour les mères de trois enfants, contre 23 % pour les femmes sans enfant. Enfin, s'agissant du salaire, les mères subissent une perte de salaire horaire de l'ordre de 5 % par enfant, pendant au moins les cinq années suivant leur naissance.

Cette situation aggrave des inégalités pourtant déjà importantes. Ainsi, en 2019, l'écart de salaire moyen entre les femmes et les hommes était de 23 %, dont les deux tiers liés à un plus faible salaire horaire. Cela se répercute nécessairement sur le niveau des pensions puisque leur calcul se fonde sur le salaire annuel moyen de chaque retraité.

Face à ce constat, nous ne pouvions donc pas maintenir un texte dont nous nous rendions compte que ses effets auraient contribué à aggraver une situation déjà inéquitable entre les femmes et les hommes. Vous connaissez mon engagement sur le sujet.

Telles sont les raisons pour lesquelles je tenais, mes chers collègues, à vous faire part des résultats de mes travaux.

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